la boule du temps

Peut-être avez vous remarqué, d’habitude, dans la vie dans la vie dans la vie on est gêné, quelque soit notre conformation, frêle ou solide, par une sorte de dépôt du temps qui forme très vite une concrétion qui résiste à nos larmes. Ce résidu indissoluble ne veut pas fondre : c’est comme une boule, ce temps qui ne passe pas et qui s’arrête au milieu de la gorge : il y en a pour des années, on a le souffle coupé, le nez qui coule et des palpitations. Une boule de temps aussi épaisse, ça coince, forcément, ça étouffe et ça dure longtemps, pas moyen de s’en débarrasser. Pour ma part, il y a longtemps que la boule gonfle et gonfle encore ; c’est l’asthme de mes souv’nirs cimentés ; j’étouffe. Dans ces moments-là, je sens bien que l’oubli n’est plus possible : quelque chose s’est arrêté. Je comprends alors que le tuyau de mon orgueil, où s’évacuaient jadis les abcès de ma mémoire, s’est bouché. 
Mais je lutte, aha ah je lutte. A tout le moins je cherche des solutions, je m’accomode : quand ça arrive, quand se forme la boule de la honte et de la mélancolie, j’entre en trébuchant dans un bistrot, un du Sud, avec les grands plafonds et les totems du PMU, vert et blanc, où l’on trouve presque toujours un chaman à béret qui lit Paris Turf, ou La Veine, ou l’Amérique et le Pérou. Chez nous les bistrots, c’est une vieille histoire et on rapporte que le grand ancêtre de la famille, du côté des Rameau, de la sous-branche des bégayeurs inquiets et siesteurs, raisonneurs et bavards, disait toujours si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence et j’attends que ça passe. De génération en génération, ce remède ancestral contre le cafard est devenu le principe de l’action familiale. Mon père continue bien sûr cette habitude et, si l’averse déverse, il trouve refuge au café du Commerce où il est allé chercher une rime à sa tristesse (On voit par là que nous sommes tous des exilés, depuis toujours hors du pays, loin des bords de Sâone et hors du coup, sous la neige. Pour nous, il fait toujours trop froid ; le temps est toujours à la pluie : direction la Régence, ou le café du Commerce, pour se calmer. Le seul véritable trait d’esprit jamais développé par notre famille est celui qui consiste à lever les pieds quand la serveuse passe la serpillière : nous sommes serviables, habitués de la mouise chansonnée et de la purée citatoire, et pas encombrants. )  
Chez nous c’est comme ça : pour se refaire, on se met au bar et on commande de l’essence de fenouil. On se gagne une petite place dans la sciure par terre et on sait bien que la serveuse se chargera du reste de notre tristesse, à coup de serpillière. Pour l’aider on écarte du bout du pied les mégots collés au carrelage de sorte que, quand la patronne apporte la commande, on a le sentiment d’avoir été utile à quelque chose, c’est pas trop tôt : on redresse les épaules. On va se l’taper, not pernod (la patronne de la Régence est pas mal non plus, maintenant qu’on y repense), ça va être bien . Et puis glap, voilà le temps qui se remet à passer, qui nous gêne plus avec ses déjections, redevenu liquide, glap, enfin, avec les glaçons pour faire passer les ennuis.
Chez nous les patronnes de bistrots permettent la poésie, c’est comme ça. On apprend vite que sans ces restaurantières chéries, sans les gentils plats de lentilles dont elles accompagnent leurs attentions, rien n’adviendra jamais, dans nos grandes oeuvres, dans nos poèmes qu’à leur imitation nous avons composés lentille par lentille, lentillement.



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