l’ananké de la sieste

C’est l’ananké de la sieste me disait mon père en souriant, qui conduit les meilleurs d’entre nous au suicide. J’ai compris ça très tôt. 
J’étais abasourdi. L’après-midi commençait mal, par ce coudrame derrière les oreilles. Je ne m’attendais pas à ça, à une embardée pareille à quoi je préférais encore les petites histoires et les petits récits qui faisait l’ordinaire des conversations avec mon père. Et puis on s’était installés en terrasse pour voir passer les filles, pas pour ce genre d’attaque. 
Ces écarts théoriques, si vifs, si brusques, creusaient d’ordinaire dans ma conscience comme des abîmes où la pourriture du monde ne tardait pas à se glisser. Ce que je n’avais pas compris faisait depuis toujours comme un trou dans ma conscience, que la honte d’être idiot venait bientôt occuper. C’était vite fait : dans ces contre-dépouilles de ma bêtise, l’infection gagnait. Mangé par la gangrène, pris de vertiges, je ne tardais pas à m’effondrer, ça ne ratait pas ; je reniflais et laissais pendre la mâchoire ( filet de bave subséquent, le tableau était complet, je n’étais plus aussi séduisant, c’est sûr et je déplaisais à mon père, ça s’voyait ). 
Tut sens mal ? s’inquiétait il sans sourire, tu sembles troublé, tu baves, sisi j’te jure, ça te fait l’air encore plus triste que d’habitude. Ferme la bouche, fais un effort, un peu de tenue, kess t’as ? Ça va pas ? Une p’tite anisette, pour te remettre ? Y’ a rien de tel. Laisse-toi tenter, ça te fera du bien. 
Ben, j’veux bien, concédai-je avec férocité, passeque je m’attendais pas à ça, moi, à prendre un coup de rame derrière la tête, au lieu de regarder voleter les filles, au lieu d’observer la dérobade qui les déshabille. C’est c’que j’aime, moi. Et puis c’est c’qui était prévu, non ? On devait s’installer à la terrasse à regarder passer les filles, ces chers petits oiseaux aux plumes ajustées et aux sandales humides. C’est tout ce qui était prévu, pas tes embardées imbéciles, pas ton ananké dla sieste. Elles sont belles, hein, et à la place je prends un drame derrière la tête, pan, à l’eau, j’ai rien vu. En plus, c’est un coup théorique et classificateur, les pires, les plus violents : pan, la sieste, et la mort au bout, l’abîme vertigineux qui gagne, et la mâchoire qui tombe. C’est vrai, je m’attendais pas à ça. T’y vas fort, c’t’un sacré raccourci, tout de même. 
On n’a pas idée.
Comprends-moi, reprenait en souriant le contondant papa, le demi-sommeil de la sieste est, pour ceux qu’épuise la lumière de la raison et pour ceux que fatigue la marche en avant imposée par le progrès (aah le progrès ) ( t’en as bavé, on dirait )
le demi-sommeil est une contrainte, une nécessité naturelle, tout aussi bien que physique, légale, logique, historique, divine, politique, scientifique grammaticale et encyclopédique. 
Patatras…T’en rajoutes, c’est fini, mon après-midi peinard. J’ai envie de chialer, tiens c’est vrai, tum balances ça comme ça, boum. Tout de même, la sieste, t’as pas le droit, bié. 
S’en fichait, de mes larmes, l’assommant ancêtre. Il continuait : en somme l’ananké de la sieste personnifie la Nécessité comme telle, vois tu, qui commande tout, qui règle tous les domaines de la vie des hommes, qui mène le monde ; 
Respiration. 
Protestation ( insuffisante, peu inspirée ) : pouh pouh pouh pouh
Reprise virevoltante, en souriant : le repos de la sieste est finalement une instance inflexible, l’ananké, qui gouverne le cosmos des grands hommes qui ont choisi l’inaction, qui ont choisi ( et encore…) de faire rien, de ne rien changer. Le tempérament de l’épuisé le porte à ce Tao de la paresse 
Oh la laaaaaa. V’la l’Tao maintenant. Manquait plus que lui, l’tao. Tu vas bientôt me parler d’exil intérieur, c’est couru. 
Tout à l’heure, c’est promis et son imagination lui donne une vie de campos (c’est mon père ton grand père qui disait, après un bricolage réussi où il m’avait entraîné, allez, on a assez bossé, t’as campos, repos, file, va jouer.) Elle le porte à casser sa journée en deux, à briser son élan au moment où sa réussite pourrait se nouer : après un repas, par exemple…
Un repas en avant ? 
Si tu veux ( je vois que tu reprends tes esprits, ça va mieux. C’est l’anisette, ça marche à tous les coups ) un moment favorable, en tous cas, un point d’appui où la journée pourrait prendre son élan vers des buts que l’action, la recherche de la vérité et toutes les formes de l’idiotie assurée et de l’esprit de conquête, auraient déterminées. Mais voilà que l’épuisé répond heureusement à sa vocation de sabotage : ha ha crac, il rompt la ligne de sa journée, et de sa vie, et crac bop il va se coucher, bredouillant le reste de son temps. Il est de mon devoir, bégaie-t-il, de me faire papa, de me faire papa-pa-resseux devant la mama 
devant la mama devant la malédiction qui nous gouverne. C’est mon devoir. 
Tchékov disait : “ la paresse a été inventée en 1859, un an avant moi” négligemmentai-je avec onctuosité. 
Sacré Tchékov…Labile homme. 
Ça fait pas si longtemps, finalement…
Benon, ça fait pas longtemps, confirmait mon père. La paresse, c’est pas vieux, on dirait.

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