saint Exupère et le monde meilleur

et voici revenir monsieur Bergeret
sous les grands ormes du mail qui bordent le parvis de Saint Exupère      sérénité à petits pas   onction menue et promenade glissante des quais pavés et des bords de rivière luisant   c’est l’habitude   et voyez comme filefile monsieur Bergeret   voyez comme il promène son gilet provincial à la petite allure de son pas de professeur retraité            c’est qu’il songe à sa jeunesse fameuse et timide    héros de tant d’histoires fines et provinciales glissantes et raisonneuses             il songe à ces blagues rhétoriques dont il amusait les soirées du préfet Pergelesse l’heureux temps de ses arguties piégeuses où le vieux dreyfusard les avait tous si bien mis dans sa poche à gousset       l’heureux temps de la raison latine la raison raisonnante  la raison politique.
Bergeret n’a pas d’épaules, c’est la moindre des politesses ; son gilet trop rempli le courbe en avant au point qu’il petipatte maintenant avec des trébuchements répétés ; Bergeret s’attriste : il a pris bedaine provinciale et pour quoi faire ? Le raffinement courageux de ses patients discours, non plus que l’exercice volontaire d’une ferme raison à quoi il avait toujours adossé un vocabulaire précis et des anecdotes de haute intelligence historique,
rien non rien
n’avait fait advenir le monde meilleur dont il rêvait pour notre petite ville de bord de la Beuvrôme.
Cet imbécile de Pergellesse et les curés eux-mêmes, la chefferie des régiments voisins, les marchands antisémites, tous avaient fini par céder, tous avaient pliés devant notre bon Bergeret, franc républicain et socialiste tenace non moins qu’éclairé. Et redouté ça oui, redouté de nos monarchistes de préfecture, national-nationalistes idiots qui avaient plié plus vite que les autres oui qui avaient glissés à la rivière tous tous emportés par le fort courant des grandes périodes de Bergeret ses phrases courageuses et retorses longues le plus souvent où ils s’étaient abîmés oui noyés oui emportés comme par les tourbillons de la Beuvrôme oui Bergeret oui les méchants réactionnaires y étaient passés : ils sortaient de la grand messe de Saint Exupère regonflés requinqués chargés dangereux et malveillants certes, mais toi, dès qu’ils arrivaient au café, toi Bergeret, mon bon gros, toi tu les attrapais par un de tes sermons et plouf
à l’eau plouf dans le cours agité des discours de Bergeret tous noyés noyés plouf les boueux imbéciles de la droite locale.
Oui, tout cela est fort bon, mais le monde meilleur hein persistait Bergeret pour lui-même, le monde meilleur où est-il hein, Bergeret ?
Il trébuchait, tristement accablé par la lucidité humide qui monte toujours par nappes des bords de rivière ; il s’attristait et se répétait : tes périodes latines et ta chère rhétorique à quoi tu tiens tant, ta vivacité dialectique dont tu disais toi aussi qu’elle casse des briques et bien tout ça n’a pas fait advenir
le monde meilleur
que réclamait ta jeunesse    certes par tes discours tu as gagné quelques élections certes encore tu as maintenu au pouvoir la courageuse phalange de tes amis
oui par tes malins arguments et tes envolées de préaux tu as contenu la vieille droite du coin
oui par ton éloquence tu as convaincu le groupe étroit de ceux décident
oui oui oui tout cela est vrai.
Mais le monde meilleur hein il est où ton monde meilleur     pauvre vieux Bergeret des zones humides ?
Comme on voit                             Bergeret s’attristait.
En conséquence, il se prend le pied dans un défaut du pavage ancien du quai de la Beuvrôme ça arrive quand on glisse glisse ainsi sous les grands arbres des quais mal ajustés et humides qui bordent notre large rivière une torsion douloureuse de sa bottine à lacet qui l’arrêta qui le força à relever la tête.
[Un temps
un long temps d’arrêt douloureux et grimaçant pendant lequel ses yeux s’étaient portés avec espoir-et-douleur vers le portail de Saint Exupère.]
C’est que Bergeret sait y trouver la consolante statue de l’ange du portail, l’ange souriant, l’ange au doigt levé, l’ange qui l’avait si souvent consolé des tracas de la politique humide qui montait par nappes depuis les salons du préfet Pergellesse.  Maintenant il veut se plaindre de sa cheville, il veut se plaindre les yeux dans les yeux et il ignore pour une fois le sourire qui l’a cajolé tant de fois ; il compte bien demander des comptes       non mais     non mais       lui tordre ainsi la bottine ce n’est pas des manières il va se plaindre à Saint Exupère lui-même   non mais       et l’ange serait bien obligé d’en rabattre serait bien obligé d’effacer ce sourire insolent.
Mais,
mais Bergeret remarque quelque chose au bas du front de l’ange         la statue montre une ombre, un repli qu’il n’a jamais vu, un froncement renflé à quoi s’accroche la lumière humide et brumeuse des bords de notre Beuvrôme. L’ange est soucieux voilà ce que le bon vieux latiniste n’avait jamais relevé et qu’il aperçoit maintenant                 c’est maintenant l’ange soucieux du portail de Saint Exupère ah voilà ah voilà se dit-il de deux choses l’une ou bien je n’y avais jamais prêté attention à ce renflement soucieux ou bien ça lui est venu il y à peu à mon charmant petit Ezekiel                ça lui est venu quand il a compris qu’il ne suffisait pas que son ami Bergeret            moi            triomphe de la droite locale         quand il a compris lui aussi que ce triomphe ne garantissait pas un monde meilleur alors Ezekiel a pris cet air soucieux.
Mais
mais Bergeret ne grimaçe pas longtemps. Il soupire        réfléchit     se détend rigole               se fait des phrases des périodes nouvelles. Il fixe Ezekiel       il fixe le point de lumière sombre situé entre les deux yeux de l’ange souriant le renflement inquiet studieux soucieux pensif
et il se dit              cher ange cher Ezekiel à la sombre taroupe tu permets que je t’appelle Ezekiel              j’ai compris Ezekiel         j’ai compris que tu t’es assombri parce que je pose la mauvaise question hein, c’est ça, la mauvaise question du monde meilleur                  je pose la mauvaise question et en plus je m’attriste de ne pas trouver de réponse             comme me voilà bête cher ange cher Ezekiel, et comme te voilà triste de me voir si bête à poser la mauvaise question du monde meilleur.
Oui répond alors Ezekiel.
Oui mon vieux Bergeret, c’est bien ce qui me fait souci : avant d’imaginer un monde meilleur, faut décrire çui là, çui que t’as sous le nez. Bergeret, là est ton premier devoir faut décrire çui là bien le décrire, t’y appliquer et cette précision fera très sûrement reculer la droite locale, ça va sans dire, mais aussi la barbarie paf d’un coup la barbarie et la droite locale (qui ont, je suis d’accord, partie liée en bien des points) vont reculer d’un coup. Ne lâche pas des calepins, Bergeret, prends des notes.
Bien sûr faut cogner sur la droite locale continue l’ange souriant. 
Mais les deux faut faire les deux répète Ezekiel.
Et d’ailleurs c’est la même chose, la droite le monde le monde la droite, faut cogner décrire décrire et cogner Bergeret, voilà ce qu’il faut faire, voilà ce que tu devrais avoir compris à ton âge, tu devrais avoir compris que le monde meilleur le monde meilleur c’est juste une injonction mélancolique et si peu si peu politique, Bergeret, si peu politique finalement. Et moi, je te fais ce devoir, vieil homme et vieux savant latinomane : décris le monde, et décris le bien. Par Saint Exupère, je t’ordonne de bien décrire le monde, mon vieux Bergeret et ce serait péché d’y renoncer, je t’ordonne de prendre des notes.
Ezekiel resouriait             Ezekiel se désouciait             Ezekiel, à son tour faisait des phrases.
Il poursuit : avant d’imaginer un monde meilleur, tu devrais le savoir, faut rendre compte de çui là, cruel et mal foutu, le monde que ta droite locale et ultra, menteuse, que ta droite locale, cruelle mal foutue, que ta droite locale s’efforce de maintenir en l’état, cruel et mal foutu et confus surtout confus, mêlé, embrouillé, confus. C’est ça que tu dois faire, avec ta belle rhétorique et ton beau lexique, décrire bien ce monde là, remplir tes calepins, noter tout noter     et pas brasser des illusions des idées des idéaux des idées pouah les idées c’est répugnant.
C’est précisément pendant que tu prends des notes, Bergeret, que le monde est meilleur, et c’est à ce moment précis que la droite locale, affreuse et confuse-confusionnante, que la droite locale prend la flotte.
Bergeret se frotte alors la cheville, se masse la bottine, se caresse la chaussette
et
repart.
Plouf, à l’eau, à l’eau la droite locale. Je m’en vais mettre à jour mes calepins de la semaine, plouf et leur écrire un méchant article, juste avant leur maudite réunion chez Pergelesse            les imbéciles           les imbéciles               droite imbécile. Idiots.      Le monde meilleur, c’est pas la question l’a raison Ezekiel, le cher Ezekiel, mon cher Ezekiel. C’est pas la question            le monde meilleur.       Non mais.
Faut cogner cogner et encore cogner pour plouf à l’eau        pour les noyer       le mieux c’est encore de reprendre mes notes.
Ezekiel reresouriait. Il regardait s’éloigner Bergeret, petitpattant et paufinant ses périodes, il le regardait s’éloigner vers sa table de travail, il le regardait glisser vers ses discours et ses articles. Ezekiel souriait ; Saint Exupère approuvait : le brouillard montait par nappes de la Beuvrôme        un monde meilleur et puis quoi encore          Bergeret glissait        raison raisonnant      vers ses notes vers ses calepins           la Beuvrôme souriait             Bergeret glissait         la brume souriait.

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