C’est à la toute fin du chapitre XLIX (escaliers, 7 : nous sommes dans les chambres de bonnes de l’immeuble du 11, rue Simon-Crubellier) de La vie mode d’emploi, de Georges Perec : ” Rien que ces disputes à propos de baquets, d’allumettes et d’éviers. Et derrière cette porte à jamais close, l’ennui morbide de cette lente vengeance, cette lourde affaire de monomanes gâteux ressassant leurs histoires feintes et leurs pièges misérables.”
‘Lourdes-et-lentes’ est une des rimes romanesques de La vie, dont Perec a tenu à signaler l’importance dès le début du livre : ” Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente…”
Or, l’accord ‘lourde-et-lente’, règle aussi l’incipit de Mort à crédit, de Céline : ” Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste…Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre.”
Après avoir rappelé que Perec, dans son début, ramasse d’un même coup virtuose l’incipit du Voyage au bout de la nuit ( “Ça a débuté comme ça”) faisons donc l’hypothèse que
le sordide, l’ennui et le morbide qui suinte de la description de Perec vise Céline, sans le nommer, et que
le ‘monomane gâteux’ est une adresse de chambre à chambre (de chambre à chambrée) à Louis-Ferdinand dont les histoires sont donc ‘feintes’ et ‘misérables’ les pièges stylistiques.
Perec règle, en passant, son compte à Céline.
‘Feintes’, maintenant. Pourquoi ces ‘histoires feintes’, dans l’attaque de Perec ? Ça renvoie ici encore au Voyage, à son préambule, où l’on peut lire, à propos du roman (‘voyage imaginaire’) : ‘C’est un roman, rien qu’une histoire fictive, Littré le dit, qui ne se trompe jamais.’ Littré ? Vraiment ? Perec est donc allé y vérifier, dans le Littré, qui, à la définition de Roman, parle en effet de ‘narration vraie ou feinte’. Céline, vieux brigand du style, nous avait servi du Littré comme un argument d’autorité, mais, truqueur et rusé, menteur comme à son habitude, il l’avait fait de travers, passé de ‘feintes’, dans le Littré, à ‘fictives’, dans son préambule à quoi il a donné la forme d’un ‘art poétique’. T’es pas sérieux, Céline, semble dire Perec (il le tutoie), vieux gâteux, t’es qu’un trafiquant de la fiction et du mensonge romancé, un ‘misérable’, un lourdaud.
On voit que ‘monomane’ c’est pas mal, que ça lui va bien, au vieux Céline qui radote. Qui n’a fait depuis le début, que radoter : début du Voyage (au bout de la nuit): ‘Ça a débuté comme ça’, ça-ça : annonement, chevrotement tautologique et raccourci vériste (de ça à ça : au plus court, n’est ce pas, sur le chemin de la vérité romanesque). De ça à ça, sans rien entre les deux, sans histoire et sans sujet, c’est comme j’vous l’dis : l’entrée en matière de Céline est contondante, dangereuse, comme une charge creuse : ça va exploser, ça va faire mal. Perec peut bien protester : ça fait mal.
Dans les affaires d’art et d’artistes, de style, on veut de la lucidité, et pas de l’aveuglement. Là-dessus encore, tout oppose Perec et Céline :
-Céline, toujours dans le préambule du Voyage au bout de la nuit : ‘Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux’ ;
-Perec, dans l’épigraphe de la Vie mode d’emploi, place pour place, cite le Michel Strogoff de Jules verne : ‘Regarde, de tous tes yeux regarde’.
Hypothèse donc : Perec, qui se garde bien d’un essai critique, fait d’emblée de Céline son adversaire littéraire. C’est très perceptible dans les quelques sévères allusions relevées ici.