Je suis venu à Quenotard
M’y suis rendu quand, voulant guérir seul mes empêchements de jeune homme j’élaborais des listes de toutes sortes. Je voulais que ces listes soulagent mon état de tristesse besogneuse, l’étalent et le diluent, le fatiguent et moi aussi. Mais rien à faire, c’était tout l’inverse : je m’en rendais malade et ça filait dans tous les sens, je n’arrêtais pas : une, par exemple, de ces listes, établie en vue d’un ouvrage d’étude examinant les combats farcesques d’Arthur Cravan, m’avait conduit à répertorier tout ce qui, au début du XXe siècle, parlait de boxe. Pourquoi pas la boxe ? me disais-je en effet, il faut bien que tu t’en sortes, de ton marasme de moins jeune homme qui dort, de tes empêchements, de ta perpétuelle promenade boulevard bourdon (par grande chaleur), alors ça ou autre chose, si ça doit te soulager, va pour la boxe. Et puis, ils ont grande gueule, les boxeurs, sont séduisants et bravaches, très proches des artistes dont je voulais être. Récits, développements savants, traités et croquis, films et tableaux, tout m’occupait, pourvu que ce fût pugilistique et d’avant garde, pour honorer comme il convenait la figure de Cravan, boxeur et moderne, ami de Cendrars et tireur de revolver, qui faisait peur à André Gide et aux parents, c’était déjà pas mal, qui voulait mettre à mal la littérature, grande gueule, fort tonnage, ça convenait aux envies d’art brutal qui vous prennent à cet âge. De chacun de mes livres, je tirai bientôt une scène de pugilat, que je copiai sous forme de fiche ; j’étais devenu le champion du combat de boxe littéraire et j’étendais ma documentation sportive jusqu’à la paire de claques, jusqu’au horion, la baffe et le beurre noir de la littérature populaire. Des fiches partout, et chez Queneau aussi, y’a pas de raison puisque ses premiers romans prennent place dans le Paris des années 20-30 que j’affectionnais. Laissant Cravan pour un moment (la dinguerie diverge et tangente, c’est même à ça qu’on la reconnaît : ce type d’érudition conduit à se perdre loin des préoccupations de départ. Tant pis pour l’effet calmant), je m’étais mis à une recherche méticuleuse où il me fallait faire la preuve du goût de Queneau pour la boxe. Je trouvais des anecdotes amusantes, et l’adresse du club où il s’entraînait (A l’Académie Georges, derrière les grands boulevards, où il suivit quelques cours en 1930.) ; je surveillais l’apparition dans son oeuvre des scènes de pugilat, pour en dresser la liste. Dans Loin de Rueil (1944), par exemple, qui est le roman des destins hésitants, qu’on soit savant, poète, vedet de cinéma ou marchand de chaussettes, le roman de l’ambition (et de l’humilité sanctificatrice) et des voyages, le roman du cinéma, Jacques L’Aumône, héros timide et indécis, expédie une formidable tarte sur le nez d’un importun qui guigne sa très belle et très aguicheuse fiancée. La scène, elliptique et inventive, est réjouissante ; elle faisait mon affaire. Sans compter que Jacques devient boxeur, mi-lourd comme Cravan.
Voici la scène, formidable d’accélération, et saugrenue. C’est vers la fin du roman ; nous sommes exilés à San Culebra del Porco et :
“Jacques se penche de nouveau vers Rubiadzan.
Dis donc, tordu, lui prononce t il en anglais, if you take one more peak at my doll, I break your neck.
Mais Rubiadzan qui s’est rétamé le moral à coup de visqui ne prend pas cette menace en considération. Il continue à reluquer Lulu Doumer.
-Comment ça vous est venu, ce talent, demandait Stahl à l’Indien Borgeiro.
Alors Rubiadzan recoit.
-Déjà quand j’étais garçon de café, répond l’Indien Borgeiro, j’épatais les clients
en pleine pêche
-en croquant des pattes de homards, des coquilles d’escargots et même des marennes. Les portuguaises j’ai jamais pu.
un formidable
-Même qu’un jeune homme bien instruit qui venait souvent déjeûner là me comparait à véhache, vous savez : le poète.
marron.
Il s’écroule. On le relève. On lui éponge le blair. Alors il se met à pleurnicher.
Suis pas entré en quenologie pour le bon motif que cette scène est emballante, mais ç’aurait pu. Comme on dit ’emballer un match’, tant cette scène manifeste un trait du génie de R.Q. quand les dialogues accélèrent l’action.
En tous cas, on n’a pas idée comme la boxe les a occupé, nos avant-gardes, dans tout un chapitre de l’histoire littéraire qui finit par faire une encyclopédie du pugilisme artiste, une petite bibliothèque portative où Queneau est venu se ranger sans y toucher, par quelques allusions à un match Carpentier Siki qui m’intéressait. C’est dans Les derniers jours, un des romans du début (1936) où l’empreinte autobiographique est très visible, un roman de la dépression étudiante, sur fond de philosophies farouches et bricolées, quand les lâchages sentimentaux et les approximations philosophiques engagent à tous les n’importe quoi. Je me trouvais à l’aise dans ce livre de bistrots, retenu par le personnage très attachant d’Alfred, garçon de café inventeur d’algorithmes et de petits carnets, qui connaît le cours des planètes, qui prédit l’avenir ; c’est un choeur antique à lui tout seul, Alfred le loufiat. Et puis il y avait la fille, Suze, que je rangeai très heureux dans ma liste des filles qui portent un nom d’apéritif ( Chez Calet et chez Toulet, on rencontre de ces filles qui ouvrent l’appétit et qui font rêver. Sans compter Suze Rotolo, qu’on voit au bras de Bob Dylan sur la pochette d’un disque fameux.) En somme, c’était pour moi une lecture utile, Les derniers jours, qui ne contrariait pas mes manies du moment. L’autre avantage de l’érudition, c’est qu’elle trouve refuge dans les bibliothèques et les librairies, tous lieux de passion vicieuse que le monde adulte laisse impunie, comme on sait. Pour moi, c’était la Bibliothèque nationale, comme Queneau au même âge quand il élaborait son encyclopédie des sciences inexactes où il voulait rassembler les élucubrations des fous littéraires. Bibliothèque, érudition, listes savantes : c’est le signe que ça ne va pas bien, que ça ne tourne pas rond. Dans ces rayonnages, on ne rencontre que des enfants craintifs, venus se mettre à l’abri du monde, venus protéger et colmater de pauvres moi friables et effrayés. Tout savoir est grotesque, on s’en rend vite compte, et les officiants ont toujours un drôle d’air.
Pourquoi fait-on des listes et pourquoi les jeunes gens s’y lancent ? Ça tue le temps d’abord, et ça avance tout seul, c’est notre savoir concaténé et rassurant, d’allure scientifique, qui ne demande rien à personne quand il se lance hors du monde autoritaire mais approximatif des professeurs. Classements, palmarès, nomenclatures : par les prouesses de la mémoire et les prodiges de la curiosité, les enfants qui se livrent à ces plaisirs systématiques cherchent à se calmer : les noms qui défilent semblent éloigner les menaces d’un monde dérangé, désordonné et chaotique. C’est aussi, tous les jeunes proustiens le savent, le plaisir des noms, des listes de noms sauvés du hasard et de la mort, qui s’enchaînent sans nécessité apparente mais qui recréent ou élargissent nos mondes perdus. On se récite alors, comme une prière, cette onomastique du désastre. La psychanalyse, quand elle se penche sur le berceau de Queneau, observe que les petits abandonnés choisissent le plus souvent de créer-et d’organiser- ces mondes abstraits et alphabétisés, mais complets : ils y étayent un moi rendu fragile par les angoisses de l’absence et de l’éloignement: les voilà épistémophiles amateurs d’histoire ( dates, batailles napoléoniennes, capitaines de Jeanne d’Arc, collines de Rome, Tour de France, palmarès boxistiques) ou d’arithmétique (multiplications, nombres premiers, c’est le mieux). Il y a comme une volonté du par-coeur, qui dresse bientôt nos personnalités échafaudées.
Mais la liste est un malheur qui, toujours et mécaniquement, précipite celui qui s’y livre dans les vertiges de l’absence. Quoiqu’on fasse, on est gagné par l’obsession de l’élément manquant et, si on vérifie un temps ce qu’on connaît trop, on furète bientôt dans ce qu’on ne connaît pas : la liste finit par ouvrir d’autres listes, connexes, ça ne rate pas, qui exigent de longues recherches. Ayant ainsi découvert que Queneau avait fait de la boxe (Braque aussi était boxeur, et Derain, et Foujita. Fut donc un temps heureux, où les principaux divertissements des avant-gardes coincidaient encore avec ceux des classes petites, en partie pour la modicité des prix pratiqués. Le cyclisme, par exemple, était en vogue, Vlaminck faisait des courses avant de peindre. Tout ceci dessinant bientôt comme une communauté de destin où les artistes se rêvent et se dessinent en champions ; cause commune : boxons ! Temps de vigueur, temps anciens, dont on retrouve le souvenir amer dans Benjamin Perret (Le courage du serpent) : « Ainsi sont morts les nervures/Après avoir été/boxeurs peintres/yachtmen) j’étais lancé dans une recension dérivée : les allusions à la boxe dans ses romans, qui impliquait bien sûr la lecture annotative de ses oeuvres complètes, poèmes et romans. On parle de boxe dans Loin de Rueil, dans Pierrot mon ami, dans les Derniers jours et dans quelques poèmes (dont une très belle Morale élémentaire de 1973, Choc mécanique). C’était déjà pas mal et j’étais rassuré : ma polygraphie pugilistomaniaque semblait bien mener à tout, et pourquoi pas à des approfondissements quenologiques? J’en profitai pour relever les apparitions du journal Paris Sport, que j’aimais bien depuis que je l’avais entendu crié chez Cendrars, Pellerin, Fargue et Calet et pour établir toutes les scènes de pernotage, dont l’importance m’était apparue bien vite, les étudier, en examiner, tant dans la vie que dans mes livres favoris, les dispositions variées et les amusantes conséquences ecphractiques
L’humilité est partout présente dans les romans de Queneau et mène bien de ses personnages, du moins dans la période disons de la seconde guerre, où il écrit ses romans de la sagesse inaccomplie (et moi donc) : Pierrot mon ami, Rueil, donc, et Le Dimanche de la vie : c’est le Queneau lecteur de Kojève, un hégélien dont les héros de fiction tentent de se dégager des conflits de l’histoire sans toutefois se contenter d’une sieste spéculative ou philosophique. Pas facile, parce que si Pierrot, L’Aumone donc, et Valentin Brû sont en quête de sagesse, ils n’en sont pas moins tenus de s’en sortir, de leur condition populaire ; ils sont pris entre deux. Tant de savetiers, et le plus célèbre dans Zazie, tant de balayeurs ou de rien du tout, tant de clochards, de myopes et d’indécis dans les livres de Queneau : nul doute que ces figures ne soient d’inspiration évangéliques, dont on retrouve la marque dans son Journal, tout au long et surtout pendant les années de guerre : s’humilier, et même prier, se mêler à la foule de ses camarades soldats, s’y abandonner sans réfléchir, s’attrister avec elle voilà à quoi tend Queneau dans ces années-là quand il écrit Loin de Rueil. Nom du personnage principal : Jacques l’Aumone, et quand il part pour Hollywood il se pseudonyme en James Charity ; le petit peuple : en être, le plus simplement possible.
Mais la boxe dans tout ça ? La boxe, c’est d’ordinaire quand les héros du peuple se grandissent et qu’à force de courage et d’entraînement ils dépassent leur condition et s’exhibent en pleine lumière, forts et vigoureux ( le peuple, on vous dit.) En être, mais sans sortir (du ring, on peut pas.) Ce sera donc la part tragique de Loin de Rueil, ce désir religieux de sagesse et d’humilité, que contrarie celui de s’élever et de grandir ; d’un côté les savetiers et les balayeurs, de l’autre les champions, les vedets et les artistes (on laisse de côté l’étude de cette sorte de péché d’orgueil, impardonnable, qui anime le romancier quant il fait le projet d’achever un roman, ou pire, de boucler une intrigue…) : et même cette quête n’est pas satisfaisante, L’Aumone rêve encore de s’humilier : « …le dimanche il travaille jusqu’à midi, puis il s’assoit sur un banc et regarde couler le devenir sans faire de réflexions. Il ne s’est pas marié, il n’a pas de parents ni d’amis. Il se fair lui-même la cuisine. Il mange peu. Il ne boit pas. Il ne fume pas. Il ne baise pas. Il est cordonnier(…). Mais (…) il ne tarda pas à déceler les sous-entendus délirants d’orgueil que de telles réalisations faisaient sourdre en lui. Il serait vain d’être cordonnier cloporte si l’on oublie qu’on a été boxeur, chimiste, acteur et si l’on se plaît à ses contrastes. » Lucide, comme on voit, et très rigoureux examen de conscience.
Jamais dans Queneau le combat de boxe n’est représenté, pas de crescendo romanesque, de scène finale ni d’apothéose prolétaire ; et pas non plus non plus de rédemption ni de harder they fall. Ses héros aiment la boxe, voilà tout, marqueur social, et en tâtent un peu et ping sur le nez ; ils lisent les journaux sportifs, jouent aux courses et fréquentent les vélodromes, comme tout le monde :
« Il ingurcite un café-crème au Petit Cardinal voisin.
-Il y a du soleil aujourd’hui, lui dit le patron.
-Oui mais le fond de l’air est froid, répliqua Jacques
[Très nombreux tenanciers, chez Queneau, forte liste de ces académiciens troquistes qui parlent pour ne très justement rien dire, qui parlent un français rassis, le français de leurs habitués]
-Ça c’est vrai [qu’est ce qu’on vous disait ?…] Ce matin, brr, faisait frisquet. A propos vous irez au Sporting ce soir ?
-Non, je peux pas.
-Pas possible. Il y a pourtant Kid Boucicaut contre Ted la Sardine. Ça promet du sport. M’étonne que vous n’y alliez pas.
-Je peux pas. Ça m’embête bougrement parce que Ted est un copain. »
J’étais donc quenien par liste ; j’aimais mieux les champions noirs et ma vraie période pour ce sujet restait celle du tout début du siècle, et Cravan toujours Cravan, l’art Nègre à bas les bourgeois et leurs artistes anémiés et calculateurs, gidiens. La boxe et Queneau, c’était pas grand chose, finalement, mais j’y étais, j’y étais bien installé au bords de ses rings d’atmosphère. Chez Queneau, on parle le français parlé, et on s’occupe à des passe temps populaires. La boxe, pour Queneau, n’est rien d’autre qu’une allusion, un décor et une situation. Ça me va.
Mais à la fin de sa vie, R.Q. est moins romancier et les raisons qu’on vient d’examiner, de faire rimer ses personnages avec la boxe de leur époque, ces raisons s’estompent : moins de romans, moins d’anecdote, moins de caractérisation, moins de populo. R.Q. médite. R.Q. taoise : il invente et met au point, très vite, une forme fixe qu’il appelle dans son Journal, le lipolepse (amalgame de grec ancien où il faut entendre : je laisse/je prends). Ces poèmes composeront la première partie du recueil Morale élémentaire. Des poèmes comme pour rendre compte des éléments, si l’on veut, en rendre compte simplement et évidemment. Cette notation fait une morale, et cette morale est contemplative ; on n’y compte que des bi-mots, noms+adjectifs. Lipolepse : poésie scopique, pondérée, tranchante. Sonore et musicale aussi, R.Q. souhaitant chinoisement accompagner ces poèmes de coups de gong (très heureuse démonstration ici, par Jean Sary). Les lipolepse ont la forme de squelette qu’on voit ci-dessous :
Et, bien sûr, un peu de boxe :
Choc mécanique Tir ovale Balance légère
Maillot sélénite
Miroir déteint Miroir moucheté Miroir rouillé
Gueule torse
Rires échotiers Rires perdurants Rires parsemés
rires éteints
Le boxeur
est en savon
il fait des bulles
il fait des bulles
Le boxeur
devrait donner
une leçon
Miroir inédit Miroir impromptu Miroir imprévu
Rires éteints
Commentaire affleurant : 1-le ‘Choc mécanique’ rappelle la ‘trajectoire des billes de combat’ de Duchamp dans son Grand verre, autre grand moment de pugilisme avant gardiste. 2-Les nombreux ‘miroirs’ sont là pour montrer que cette scène d’entraînement compose un autoportrait du poète en boxeur : destins liés. 3-Destins de clowns : les rires…
[prochaine ‘série’ : Queneau et le balai]