J’ai toutes les tendresses littéraires du monde pour Queneau mais mon plus sûr penchant sentimental est pour ses personnages d’époque. C’est la France des années on ne sait trop quoi, disons entre trente et soixante, l’histoire n’est jamais dite à la manière des naturalistes, manquerait plus que ça, non, on la reconnaît à quelques éléments de décor, et moi j’y cherche les vingt ans de mes parents, les vingt ans de ma mère, brunette bien mise et gainée, à la silhouette ajustée, tenue serrée. J’y cherche l’après guerre de mon père, jeune homme libre et sans attache, occupé ici et là à reconstruire une France effondrée.
Mais comme tous les queniens, je sais bien que le personnage, pour attaquer Queneau, ce n’est pas la meilleure manière, qu’il vaut mieux l’aborder par le style et la question du temps, par la grammaire et les surprises du néo français, toutes affaires autrement sérieuses, mais rien n’y fait : moi, le plus souvent, je me laisse aller à mes penchants pour la période des parents, leur monde, leur temps, à quoi ils s’occupaient et comment ils s’aimaient. Dans Queneau, je me les représente, j’y peux rien, c’est sentimental, je vous dis, alors je guette dans Pierrot mon père jeune et sifflant entre ses dents , chez Icare ma mère fantaisiste et légère, et dans Les Enfants du limon, je reconnais le café des parents. Et ça tombe bien, il s’y trouve, en banlieue, le mastroquet des Belhôtels (Queneau et moi, on est très banlieue, le ciel y est plus haut, la dérive plus sûre, l’Histoire moins intimidante et le populaire pas loin) coincé au bord des rails : des entrepôts, des quais, ciels bas et immeubles pas moins. On dirait Saint Fons, tiens, leur première affaire comme ils disaient. C’était au sud de Lyon, derrière les voies de chemins de fer du couloir de la chimie, près de l’usine Rhodia Seta et je suis évidemment le fils Belhôtel, unique héritier et promis comme lui au plus bel avenir d’une France reconstruite.
Queneau, c’est des braves types pour la plupart, mais des types pas typés, justement, des types vagues, presquistes et sans devenir, sans volonté marquée bien sûr, affairés surtout à passer le temps. Surtout surtout, pas d’ambition, non, c’est tellement bête, l’ambition ; plutôt des jeunes hommes de bordure, tombant du côté où leur penchant métaphysique les incline, le rien, l’humilité, l’absence. Aux débuts du Limon : le personnage principal n’est d’ailleurs qu’en deux dimensions, astucieusement sans épaisseur romanesque, une être-plat rendu à une silhouette forcément sans devenir romanesque, ni grandeur historique ni perspective existentielle : il prend tout le temps du roman pour gagner de l’étoffe et épaissir pleinement. Ces irrésolus à qui le travail semble antipathique s’appliquent tous la devise que leur invente Jacques L’Aumone, dans Loin de Rueil : ‘comme des foetus miniatures parfaitement constitués il faisait défiler devant lui tous les germes de figures sociales qu’il fait irréalisées’. Tous ceux-là, comme le Cidrolin des Fleurs bleues) professent (même pas) une sagesse faible et sans intention ; ils savent ‘très bien ne pas s’occuper’. Les Fleurs bleues font un très irréaliste roman historique qui remplace l’action par le rêve et la sieste, au principe de quoi on trouve toujours l’essence de fenouil .
Comme on sait, les parents Queneau étaient merciers, commerçants petits, au Havre .
Comme on sait moins, moi les miens étaient cafetiers à Paris, derrière la gare de l’Est. Et avant ça à Saint Fons, comme on a vu. Petits pareil.
Fils du petit commerce, ça crée des liens de toute sorte. Et en plus, moi et lui on est asthmatiques, fils uniques, a-bagnolés et amateurs de contraintes, dont la gaine des dames. Moi et Queneau, voyez comme on s’ressemble :
ainsi sur l’importante question des fesses des serveuses, ancilles employées, que le petit commerce familial, c’est ça qu’est commode, rend disponibles au fils du patron par un effet de marchandise, de soumission salariée et de boniches promiscuitaires ;
ainsi moi, Chez Papa, je déshabillais les filles (de salle), enfin je faisais mine : je tirais sur le ruban de leurs petits tabliers blancs, comme j’avais vu faire aux clients familiers qui dénouaient en riant les gentilles serveuses. Je suivais la pente d’un fétichisme de taverne à quoi se laisse aller notre ami Pierrot quand il entreprend la serveuse de l’auberge de Saint Mouezy sur Eon où il mène une très vague enquête : « il lui pinça les fesses, et Mésange lui dénoua le ruban de son tablier, réinventant en un éclair de génie cette plaisanterie d’un usage courant dans les caboulots à troufions. ». C’est à la fin de Pierrot mon ami, quand le roman prend les chemins de traverse d’une enquête policière foutraque et relachée, errante : Mésange est un singe, compagnon facétieux de Pierrot, nous singeant donc, Queneau fils et moi.
Pour moi donc ce serait comme chez Queneau et j’ai dénoué jusqu’à la vieille Emilienne (Petit Landon, 1972-73, Paris, derrière la gare de l’Est), c’est dire, austère auvergnate, maigre, infatigable, et cette belle fille au beau chignon dont je ne sais plus le nom, au nez rouge et brillant, rieuse. Pas raté beaucoup de ces nœud- noeuds fessiers, enrubannés et uniformes, autour de mes quinze ans. Elles y passaient toutes, nom d’un petit bonhomme, puisque semblait permise au fils du patron cette occupation à la fois timide et vicieuse, substitut des dévergondages où s’éduquent paraît-il les jeunes mâles des bonnes familles zé moins bonnes. Ces serveuses avaient le plus souvent les mains prises, affairées à la plonge ou charriant un plateau, tirant une bière. Rien n’empêchait alors, pour peu qu’un lourd limonadier et la monnaie à rendre lestâssent le tablier de nylon blanc, que le petit uniforme tombe bien vite, ne dévoilant heureusement rien d’autre qu’une stricte jupette noire bien ajustée. Furtive contemplation (la dérobée), mais qui ne m’a jamais déçu, après quoi il fallait filer vite et pas pendant le service, s’il te plaît, pas pendant le service, tu vois bien qu’elle peut pas travailler, avec tes bêtises. Leur visage aussi était plaisant, surpris, désemparé, riant le plus souvent, la fille essayant de tout retenir, les mains aux fesses, les mains occupées ailleurs au service du caboulot meunier. Ça a toujours été comme ça, d’ailleurs, pour la troupe quenienne, ainsi qu’il est historiquement prouvé dans les Fleurs bleues où le duc d’Auge, installé à l’auberge de l’Homme Sauvage, tapote la croupe d’une très gentille servante. Pour le duc, érotologue médiéval, une tape sur les fesses n’est jamais qu’’une fessée rentrée dans le creux de la main’, l’annonce d’une correction.
Typologie rapidement esquissée : chez Queneau, les fesses des femmes sont le plus souvent reluquées, estimées. Mais dans OETTBALF , où la bataille nationaliste (parodique et néanmoins irlandaise) se joue finalement pour la possession du cul de Sally, les voyeurs sont plus actifs : objectif général : ‘ce globe savoureux que nous autres femmes promenons en tant que cul’. Bataille, conquête, reluquage, chez Queneau, les fesses, on les espère fermes et fermement on les espère. Les petites bonnes et les petites serveuses sont quant à elles flattées (Jacques L’Aumône pratique ainsi, passant ‘discrètement la main sur les fesses musclées de cette ancille’) parfois dénouées comme on vient de voir, cas sans doute de spécialisation fétichiste de ces filles disponibles, employées à un service sensuel. Les jupes, on regarde dessous, les trottins on les suit ; fesses et jambes, bas et chaussettes, mollets et cuisses, c’est là que ça se passe, c’est là que ça se tient, la polissonnerie quenienne. Le boulot de Pierrot consiste justement à favoriser ce genre de réjouissante vision : il travaille dans un drôle de manège forain où un artificiel courant d’air soulève les robes des femmes. Pierrot maintient ses victimes au point du manège où souffle le vent fripon pendant que les clients, massés en contrebas zieutent et contemplent les dessous ainsi dévoilés. Passifs et voyeurs, ces clients à tarif réduit sont appelés « les philosophes » par Pierrot et ses collègues ; pour prix de leur ticket (le philosophe est dûment spéculatif), ils attendent le dévoilement de certains mystères et le relevé de certaines expériences et situations.
Moi c’est pareil : vers mes dix-huit ans, désoeuvré le plus souvent, je prenais des photographies dans la double volée d’escaliers qui escaladait le Centre Pompidou. L’escalier était de ferraille ajourée et permettait d’observer les dessous des femmes supérieures qui même si elles s’apercevaient de la manoeuvre, ne pouvaient protester efficacement puisque les deux niveaux d’escaliers ne communiquaient pas. Cette farce coquine n’a pas duré, les officiels s’étant peut-être rendu compte du défaut de leur parti pris d’architectes imprévoyants. Toujours est-il que j’ai dans mes collections des portraits d’inconnues en culottes d’époque…
Et L.N qui devient culottière ! L.N. est une horizontale (en deux lettres) qui, par sa légèreté attentive séduit Icare, héros envolé du Vol d’Icare ; pour subvenir aux besoins du jeune homme, L.N. fait de l’argent, et plutôt bien : elle fait commerce textile et habille au plus près les dames qui font de la bicyclette dans ces sortes de dessous qu’elles portent dessus, toutes à leur confort, assises et coussinées, s’agitant vigoureusement le bas du dos.
‘Je voudrais une culotte cycliste, demande une cliente, quelque chose de très smart.
Vous tombez bien, Madame, lui répond L.N., j’ai tout ce qu’il faut pour orner les arrière-trains et souligner les mollets.’
Nous sommes en effet aux début des pratiques cyclistes et la France du XIX e siècle découvre ces culottes qui soulignent, signalent et délimitent une région de l’anatomie des femmes qui ne pourra plus échapper au regard des amateurs dès lors que leur postère s’écrase contre leur selle et s’y échauffe. Les ligues de vertus se sont toujours indignées de ce genre de tenue, mais notre chère L.N. n’en a cure : vive la culotte cycliste, évidence d’une gaine destinée à contenir et à comprimer un podex actif et mouvant, voire suant . Ce genre de cuissards aide au truc : Hubert Lubert, l’écrivain d’Icare, est en panne, et d’une impuissance pas seulement romancière. Mme de Champvaux, sa maîtresse, entreprend de le ranimer : elle se déguise en cocher puisqu’il s’agit de fouetter son ardeur par un instrument idoine, cas de fétichisme littéral, figure masochiste. Mais rien n’y fait, y arrive pas, l’Hubert ; elle se tourne alors vers L.N pour la commande de quelques culottes ajustées qu’elle exhibe bientôt devant son amant. Mais Hubert s’en fiche, il s’est remis à un roman qui, malheureusement, accapare sa libido : « alors tu as retrouvé ton ardeur ? /Mon ardeur au travail/ Il me reste plus qu’à aller me faire faire une autre culotte cycliste ».
Pour R.Q, c’est toujours comme ça : les femmes sont contenues et le croquis féminin est précis, comme on vient de voir, les contours bien dessinés par de très nombreuses gaines, corsets ou maillots qui permettent une aimable contention. Léonie, par exemple, la patronne de notre ami Pierrot, se surveille. Sa quête d’un amour qui ne s’est pas éteint exige qu’elle puisse plaire ; elle espère encore. Queneau l’enrobe serré : « Léonie se comprimait les formes dans une armure ad hoc, non qu’elle fût obèse déjà, mais enfin ça venait, ça venait, et n’aimait elle paraître belle ? Elle parvint donc à modérer son épanouissement charnel, et, après cet effort, s’assit sur le bord du lit… ». Ce corps contraint semble attendre l’amour, d’une histoire d’amour qui ne regarde pas le gros Pradonet (encore un petit patron), en tous cas ; ce n’est pas pour lui qu’elle s’emmaillote sévèrement, Léonie. Sa fille Yvonne, elle, fait de la gymnastique. Même dispositif voyeuriste et quenien, même résultat de contention: « d’un geste large et cinégraphique [voilà le voyeur], elle rejeta ses draps ; sauta hors du lit, et, s’allongeant sur un tapis ad hoc, commença les quelques mouvements qui donnent à la femme un ventre plat, des seins menus et arrogants, une taille fine, des cuisses fuselées et un postère bien ferme ».
On voit que la belle quenienne est ferme ; Alice Phaye, la star de cinéma de Saint Glin Glin (1948), la représente ; elle impressionne et affole les mâles de la Ville Natale où elle fait du tourisme. Cuisses, jambes, hanches tout y est bien fait pour séduire Queneau, et bien sûr un «ferme et vibrant hémisphère», tant que Paul Nabonide en tombe inconscient dès qu’il la voit. On discute, on distingue, on taxinomise : « Le Bu inspecta les cuisses de sa fille. Tout de même, dit-il, Hélène les a plus rondes et Alice plus fermes.(…)Pour ce qui est celles d’Alice, je les ai bien étudiées [revoilà l’insistant amateur] quand j’allais au cinématographe. Même sur une surface plane, je devine si elles sont fermes, d’une femme, les cuisses ». Il est vrai qu’au cinéma le corps des femmes ne déborde pas dans la salle, au moins ; il est deux fois contenu : d’une minceur forcée par leurs manières de vedettes et bi-dimentionnelles par nature et projection; c’est en somme ce qui fait le refuge épuisant de tant de cinéphiles, risquent rien mais s’affolent de tout, reluquant dans le noir des silhouettes fermes à tout jamais, retenues à l’écran : on peut les étudier tout son saoul comme fait Le Bu, les considérer, les soupeser et, finalement les aimer d’un désir lumineux. On peut même revoir le film. Nombreux kinos/chez Queneau, nombreuses séances où vont ainsi Tuquedenne, Lehameau, L’Aumone et tant d’autres pour admirer leurs vedettes chéries, leurs bathing beauties, leurs stars en bas de soie.
Cette fébrilité amoureuse, cet érotisme des salles obscures, les surréalistes en avaient fait un thème littéraire ; Queneau n’y coupe pas : on s’y frotte aussi beaucoup, on s’y pelote, dans ses cinés à lui. Promesse encore dans Les derniers jours, à propos de Rohel, l’ami havrais de Tuquedenne/Queneau : il a bien compris, Rohel, l’usage de la grande ville quand il séduit « une petite gosse qu’il avait connue un jour où elle s’ennuyait devant un café crème ; malin, il l’avait emmenée au cinéma ; ça faisait maintenant un ménage, et qui durait depuis huit jours »
Agnès de Chambernac est elle aussi sportive, élancée, vive ; elle a ces « fesses dures » à quoi est très sensible l’épicier Gramini des Enfants du Limon. De même que Lulu Doumer, très gentille nymphette de Loin de Rueil, de celles qui, chez Queneau sauvent du désespoir les héros vieillis, tout proches d’être aigris, qui aident à leur rédemption, eh bien Lulu, est conforme au type, «une jeune personne à la fesse ferme» qui va emballer notre poète Loulou Phiphi. Autres sirènes : le rude hiver, et zazie, même dispositif : le sacrifice de leur jeunesse sauve les vieux messieurs queniens des griffes du temps, sur l’air de ‘si tu t’imagines, fillette fillette xça va durer toujours la saison des a
la saison des amours’
La femme gainée est une catégorie de la femme dure et ferme. On peut y rattacher comme on vient de voir le sous groupe des stars de cinéma, mais elle peut changer brusquement, la femme gainée ; et même, elle va changer, c’est sûr, si l’envie lui en prend ; c’est une promesse, une promesse de débordements, liée donc à une imagination qui prévoit et appréhende la jouissance de certains relâchements : elle ne s’est resserrée que pour mieux se répandre, la femme gainée. On dit alors qu’elle se dégaine, qu’elle a enfin perdu contenance, comptant bien que l’ardeur du héros attentif sera réveillée par la libération prévue de cette femme retenue .
Et à propos de baleine, je rappelle que la mère de Melville portait un corset : c’est bien la preuve, n’est-ce pas, que la femme corsetée est un mensonge qui prédispose à toutes les fictions, toutes les outrances romanesques
Moi c’est pareil et je voudrais produire ici une hypothèse littéraire, qui a trait aux jeunes temps de la vie des écrivains : comment donc imaginer un romancier sérieux dont l’enfance n’a pas été intriguée par les corsets d’une mère coquette et bien tenue ? C’est ça l’hypothèse : gaine, busc, baleine, libido enfantine, c’est toujours la même histoire où la volupté indescriptible des débuts, inimaginable, fait place à un amour aux traits plus précis, aux lignes plus nettes qui dessinent bientôt une mère nouvelle (des croquis, des plans de romans…) révélée par les artifices du maintien, dont la silhouette pittoresque se découpe à jamais sur l’arrière plan indistinct de notre enfance. Une femme abstraite, en somme : une statue, un fétiche, un personnage. Un dessin.
Mais on comprend aussi, au spectacle de nos mères maintenues, qu’elles font à d’autres (à nos pères, si ça se trouve, au père Queneau, va savoir, marchand de corsets au Havre) le récit de leurs caresses et de leurs vies véritables, qu’elles libèrent ailleurs des plaisirs retenus. C’est ainsi que (au refrain)
dans la gaine de moman
y’avait tout mon roman.
Paul Nabonide (Glin Glin), est lui aussi un fétichiste de la gaine pour qui, comme les autres amateurs du genre, la femme corsetée est une femme inventée : Queneau est parfaitement au courant de ces dispositifs libidineux, qui déclenchent et actionnent la mécanique fétichiste et, pour la préparation de Gueule de pierre, qui est une première version de Glin Glin, il avait prévenu et expliqué: «il sera question de la masturbation (de la femme comme abstraction, etc) et du fétichisme du bas, de la jarretelle, de la gaine etc considérés abstraitement, indépendamment de la femme. Ceci est d’ailleurs à approfondir, à laisser croître au milieu d’un thème romanesque». Cette abstraction, c’est bien le dessin d’une silhouette féminine, une femme de voyeur, une forme excitante : Paul : «je jetai un coup d’œil. Dans une vitrine était exposée une grande nouveauté concernant le déshabillement féminin. Je n’osai contempler (…) Je sentais ma gorge délicieusement sèche, et tous les principes humides de mon corps se diriger en hâte vers les canaux spermatiques».
Queneau en sait long sur les artifices de la femme artificielle, jusqu’où ça mène les hommes, dans quoi ils se prennent, fantasme ou réalité. Les Temps mêlés reprennent cette théorie de la gaine, d’ailleurs rapprochée de celle des cinéphiles amoureux de stars aux jambes «gainées de soie» : la gaine n’est rien moins qu’un «détour de l’histoire» où coïncide «en une étonnante unité le parfum d’une forme rare, l’objectivité d’une parure et l’artifice d’une humanité dépouillée». Ce genre d’abstraction permet seul l’amour fou : «La gaine réunit en elle l’artificiel et l’érotique, au delà des contingences matérielles de la reproduction». Peau et armure finissent par se confondre : «la matière même dont est faite cet objet, ce tulle solide, ce tulle élastique représente le métaphorique équivalent de l’élasticité de la chair féminine.»
Ça prend des allures de traité, ou plutôt de manifeste : nous autres baudelairiens n’aimerons à tout jamais que le maquillage, les statues, les objets d’art que leur gaines redessinent, puis divinisent. Nous chanterons tout cela : les femmes, leurs jambes leurs culs, sont des oeuvres d’art. On connaît des collectionneurs.
Queneau est comme tous les flâneurs : il se promène dans une ville excitante, dominée par les enseignes, les mots dans la ville, les lumières de la publicité. Place de l’Opéra, au bout des grands boulevards, il compose un tableau électrique : «au sommet la gaine Scandale/Tabou crylor Tabou tergal». La ville et la gaine encore dans le Journal, le 7 août 1939 : «je passe devant la boutique Scandale du bd Raspail…» On dirait Nabonide et sa boutique, courant après l’image nouvelle des femmes serrées dans leur deuxième peau, la tête en l’air ou le nez sur les vitrines de lingerie , obsédé littéralement par ce qu’il voit, concentré sur les hanches synthétiques des passantes. Nabonide ou Queneau, fiction ou autobiographie, il s’est interrogé sur cette préférence pour les femmes gainées : dans le Journal, on trouve par exemple cette interrogation psychanalytique brève, comme une note jetée : «sens homosexuel des gaines. Dernière partie de mon analyse. Mais je n’y crois pas.»
Même recours aux récits érotico-psychanalytiques mêlant femmes corsetées, fesses et souvenirs, fétiches d’enfance dans Chêne et chien, mettant ses préférences au jour, établissant ses goûts et leur cherchant des raisons :
Ma première maîtress’ -d’école-avait un fils
qu’elle fouettait bien fort : il pleurait, l’animal !
J’étais terrorisé à la vu’ de ces fesses
rougissant sous les coups savamment appliqués.
(Je joins à ce souv’nir, ceci de même espèce :
je surveillais ma mère allant aux cabinets.)
Et voici pourquoi, grand, j’eus quelques préférences :
il fallait convenir que c’était maladie
je dus avoir recours aux progrès de la science
pour me débarrasser de certaines manies
Autrement dit, et de façon tout aussi réjouissante, dans une enquête de Révolution Surréaliste. Nous sommes en janvier 1928, l’intitulé du texte, qui vaut son pesant de freudisme éclairé est : «Part d’objectivité, déterminations individuelles, degré de conscience». AR est Aragon, D. est Marcel Duhamel, PR est Prévert, et
Q. est Q.
Tartuferie en tous genres, précautions oratoires et pudeurs, mais pas pour Q. et PR, les seuls directs, pas gênés, informés, dont on peut être sûrs qu’ils ne mentent pas. Q., savoureusement servi par son initiale, se permet le plus beau des raccourcis et avoue ses ‘quelques préférences’ :
AR. -Qu’est ce qui vous excite le plus ?
D. -Les jambes, les cuisses d’une femme. Ensuite le sexe, les cuisses et les fesses.
PR -Les fesses.
Q. – Le cul.
Quelle veine, la postérieure initiale, pour ce genre de blague, quel pot ! N’empêche qu’on peut le croire, Q., que la réponse ne s’est pas portée là pour le seul plaisir de moquer avec franchise et bonne humeur les amis surréalistes, pudibonds. Il y a un fond de vérité, en tous cas, dans les poèmes et les romans, tous parcourus par le même souci anatomique, très attentifs aux courbes fessières d’héroïnes rebondies.
On est toujours trop bon avec les femmes (1947), par exemple, parodie de polar bien massacrant, n’est que le suspense organisé, irlandais et rigolard, de la profanation entre les lignes, pile et face, de Gertie Girdle (littéralement Gertrude Gaine, faul faire, vous voyez si j’ai raison) une jeune vierge to get married, la courte initiation prénuptiale, mais complète et variée, d’une très catholique irlandaise, gainée bien sûr puisque si bien nommée : elle va y passer, elle y passe, d’ici et de là, elle y est passée, Gertrude, par sept gaillards que ses formes affolent dont un, révolutionnaire, qui préfère la voie ‘des gentlemen’. De l’anglais girdle : gaine, of course, comme si tous les mâles du roman, métonymiques et généralisateurs, défaillaient devant la Girdle caparaçonnée en produisant une sorte d’hécatombe sanglante où tous les hommes devaient dérailler devant toutes les gaines de toutes les femmes. Et l’idiot de mari anglais, artilleur hésitant, qui tarde à tirer son obus libérateur, laissant au roman tout le temps de développer son petit fantasme !
Je vous Sally, Mara et votre théorie de la gaine est bénie, comme on voit dans un court dialogue entre Gertie et un nationaliste amateur et néanmoins irlandais :
-Evidemment vous êtes très belle, ainsi gainée. Et pas gênée du tout. Mais…
-Reconnaissez que c’est sobre, sportif, classique, rationnel…
-Oh, rationnel, rationnel. Faut pas que du rationnel pour déshabiller une femme. Voyez-vous…
Il convient de redessiner le corps des femmes, comme font les esthètes : ‘ il va s’agir de remodeler le corps de la femme, statue vivante. Ces impératifs de la mode sont encore plus catégoriques que ceux de la haute philosophie.’
Queneau est un lecteur à système, un homme de listes qui sait ce qu’il lit, qui prend des notes. Les gaines, les dessous, les bas, il en a vu l’importance dans Ulysse, de Joyce qui a fait de ce motif féminin un des thèmes secondaires, discret mais persistant, de son roman. Hypothèse née de l’homonymie des deux jeunes irlandaises : Queneau a pris sa Gertie de tout à l’heure dans Ulysse : Gerty McDowell dont le déshabillé trouble tant Léopold Bloom. La scène se déroule pendant un feu d’artifice très directement éjaculatoire ; Bloom-le-voyeur contemple les jambes de Gerty, qui les lui montre de loin ; il en est bientôt souillé, poissard. Voyeurisme, dessous, profanation : le dispositif de Joyce a été parodié par Queneau dans Sally, très joyeuse et virtuose rime de situation romanesque.
Obsédés mon cul !
Certes.
Mais tous en étaient atteints : Zazie comme les autres, la très chère Zazie, qui veut être institutrice pour faire, très justement et finalement, chier les mômes. Programme (nettement zadique): « je leur enfoncerai des compas dans le derrière ; je leur botterai les fesses.» Moulées à souhait évidement, les jeunes fesses de Zazie, dans de fameux bloudjinnes dérobés à ce vieux satyre de Pédro-Surplus. Zazie est une sirène, on l’a vu, une petite innocente dont le zazique refrain attire et séduit les bons vieux messieurs, qui ne rêvent que de profanation enfantine, de saccager la jeunesse. Ils s’en promettent, ils en veulent au petit cul de Zazie, à ses fesses.
Moulées mon cul !
Recertes
Et moi je pense à tous les jeunes garçons à qui leur mère (d’époque) disait avant de sortir : «et ma combinaison elle dépasse pas ? Regarde, là, ma combinaison, on la voit pas ?» Ben non, on la voit pas, ta combinaison, maman. Elle dépasse pas, t’es sûr ? Ben non, je te dis, je vois rien, elle dépasse pas, ta combinaison…Présupposé : le jeune garçon est déçu (ça ne dépasse pas)
(on voit bien que cet arrangement mensonger est tout romanesque…)
mais il sait de quoi on parle, il a eu le temps d’y réfléchir, il sait où regarder. Mais il n’est pas là, l’objet mystérieux de la désignation maternelle : la combinaison de la coquette, elle dépasse pas, c’est sûr. Je pense à tous ces jeunes garçons qui ont appris à mentir à ce moment-là : pas question que je te le dise, si elle dépasse, ta combinaison, tu parles. Passque de toute façon, le mal est fait et seule compte la maternelle question. Et seule compte cette fiction, on y revient, ce roman de la combinaison de maman, mensonge et perspective (coup d’oeil) : elle va sortir et moi, petit romancier, j’invente par mes faux semblants ce personnage qui m’est cher, excitant, de la moman attirante aux jambes ourlées. Donc : nonon, je vois rien qui dépasse, maman, on peut y aller, passe devant, maman, pom pom plan plan. Coquette.
Et je pense à l’ami Barton qui décrit bien et tendrement sa mère qui enfilait ses bas devant lui (geste) : elle roulait ses bas avec les paumes de la main, bien à plat, comme ça et l’envers devenait l’endroit, j’en suis encore tout retourné. La clope au bec. Et maman sait qu’il sait : vertige. Au fils : «et la ligne de mes bas, elle est bien droite ?» Oui, maman, elle est droite, la ligne de tes bas. On peut y aller, passe devant, coquette.
Ce qui revient à la description de la belle Dominique, dans Loin de Rueil : ‘…avec sa jupe un peu courte, je voyais pas mal haut, enfin du linge…’
Au moment d’en finir avec mes quenouilleries , je me suis laissé distraire comme tant de fois auparavant : je me suis remis à mes collages. Ça demande une longue installation de matériels : vieilleries, papiers anciens, photographies, pastels et encres, ferrailles ; il faut préparer les fonds, poncer, lisser, découper les vieux journaux. Tout ça pour des collages de petits formats où des morceaux disparates et vieillis viennent composer de mauvais calembours formels. Dans ces exercices d’archéologie, sous le linoléum de ma chambre d’enfant, j’avais trouvé un jour de travaux, des journaux posés là pour isoler la pièce et la garantir des mauvais courants d’air venus de la cave ; je les avais conservé, bien sûr ces journaux anciens, Nous Deux, le Progrès de Lyon, Femme Pratique. Au moment des collages, ils ont ressurgi et je me suis aperçu alors qu’ils dataient de 1957, année de mariage des parents : le lino, sans doute ces dernières choses qu’on fait pour préparer la chambre de l’enfant, quand on a encore un peu de temps pour ce genre d’arrangements, ou alors, plus sûrement, quand on se bricole une chambre nuptiale. Il y a dans mon nouvel atelier d’anciens numéros de ce magnifique magazine Nous Deux qui a décidé durablement, et irrémédiablement, des grandes lignes de mon éducation artistique, infléchissant mon esthétique et ma théorie romanesque vers les histoires courtes et imagées, les amours justes et les dialogues ennuyeux, les uns servant les autres, dans des paysages gris et imprécis; je lui dois aussi mon sens, souvent paralysant, du ridicule (tu étais pitoyable, hier soir, mon vieux, au moment de ta déclaration et de tes compliments, on aurait dit le dentiste italien de Nous deux, avec ta veste à deux balles et tes phrases, tes phrases idiotes). Il y a aussi le journal Le progrès, jauni mais pas trop, comme repassé et rendu cassant par quarante années sous le linoléum parental. Nous deux, Le Progrès…et Femme Pratique. Ce que ça peut être bien, ce titre, Femme Pratique !…Femmes pratiques, vous portiez des combinaisons, vous étiez pratiques et coquettes, vous étiez ma mère et vos combinaisons dépassaient, vos revues détaillaient des savoirs faire, espérant qu’une femme pratique forme et inspire de jeunes garçons actifs, artisans habiles de libidos qui dépassent. Toujours est-il que j’ai trouvé dans ces soubassements où s’étaient matelassés les parents un numéro du Progrès de Lyon (mars 1957) où figure une publicité pour les bas Exciting, qui avait tant plu à Queneau. C’est dans un cadre de 50 x 110 millimètres, répertoriant toutes sortes de typographies, on dirait du Queneau :
La mode est aux bas clairs
demandez à voir
les nouveaux coloris
Bas
Exciting
Miel doré, sélectionné à l’oscar
Hermine suavement clair
Champagne et Monaco, blonds dorés lumineux
Il y a des
Bas Exciting
AVEC ET SANS COUTURE
Découpé, et collé sur une planchette légère passée au gesso. D’une boite aux fétiches, j’ai tiré un bout de jarretelle de maman : trois centimètres de passementerie élastique, une boucle métallique solidaire d’un ergot de caoutchouc, destiné bien sûr à maintenir ses bas clairs, ses bas exciting suavement clairs. J’ai collé ça sur la planchette : l’ensemble me fait une miniature enfantine à la nostalgie prenante qui me représente ma mère en jeune mariée séduisante et tous les trottins quenouillards, aux jambes de miel, aux jambes blondes et dorées. Coquettes, je suis sûr que leurs combinaisons dépassaient.
Il y a donc chez Queneau, on l’aura compris, une pause du regard : le désir de l’amateur fixe et reluque et, pour ce qui concerne notre objet du jour, l’anecdote fessière arrête l’action. C’est le temps du voyeur. Horloges à l’arrêt (littérales dans Le dimanche de la vie, roman de la plénitude de la conscience de soi pour Kojève, hégélien fameux qui fait du Dimanche un ‘roman de la sagesse’) : le héros quenien est contemplatif, on l’a vu au début ; de station en tableaux, il échappe le plus souvent à l’histoire, en rigolant et n’a rien d’autre à faire qu’à promener son ennui et à raconter des histoires à dormir debout. Lucide extra, il sait que tout s’est arrêté.
Dans ce cadre romanesque, nos petites histoires de fesses sont une marotte, une parmi d’autres, une parmi ces gentilles habitudes du détachement qui retardent et immobilisent les héros désadaptés de Queneau ; le plus souvent, c’est amusant, cet étonnement, cette manière d’être saisi par les popotins d’époque, une passion anodine, un charme, qui les arrête, en tous cas. Kojève toujours : ‘Valentin Bru donne une image ironique et désolante du sage hégélien : plénitude de la conscience de soi’ ; Bru tient boutique d’encadreur, obnubilé par les horloges, par le temps qui ne passe plus, indifférent à la réalité du monde, à la marche de l’histoire.
Finissons donc notre étude par la fin du Dimanche de la vie. La guerre, que prédisait tout au long Bolucra, le beau frère matérialiste et commerçant de Valentin, la guerre a éclaté et on dirait que l’Histoire a repris son cours : la vie saute aux yeux de Valentin. On reprend le train (de l’histoire), la scène est donc dans une gare : «Trois jeunes filles, inexplicablement habillées en alpinistes , profitaient de la décence de ce costume pour essayer de grimper dans un compartiment par la fenêtre. Valentin s’était approché d’elles pour les aider aimablement dans leur entreprise. Julia s’étouffa de rire : c’était pour leur mettre la main aux fesses.» Et c’est pas mal, c’est amusant n’est-ce pas, de finir un livre qui traite de sagesse et du temps qui passe, de manies et d’histoire, de finir comme ça, par un rire étouffé et par le mot fesses.