protopopov

Nuit du mercredi 7 au jeudi 8 juin 2017, second sommeil, rêve tardif : une envie de pisser me réveille et, sur mon chemin vers les toilettes, je me récite les vers qui terminaient mon rêve et qui m’étaient apparus tout écrits, dans une typographie simple et très lisible, un genre de sous-titre déroulant. A demi-endormi, je répète les vers en question et, au retour, m’arrête dans la bibliothèque pour noter : ‘…et, par delà, tout un petit trésor/constitué d’oignons blancs de l’East End….’ J’hésite à écrire OIgnons, ou bien Onions et cette hésitation semble me réveiller un peu plus ; je réfléchis et crois me souvenir que, dans le rêve, il était écrit OI. Je renonce très vite, bien sûr, à explorer la signification de ma petite récitation, et sa situation, et ce qui l’a amené mais j’ai le temps de compter deux décasyllabes avant de me recoucher. Ces phrases me sont apparues toutes écrites, découpées sur le fond du rêve, comme sur une page.

J’ai du mal à me rendormir, agité par cette histoire d’oignons anglais quand, un peu plus tard, à peine calmé, je vois dans un nouveau rêve un nom russe, bien écrit là encore, et prononcé à plusieurs reprises. J’entends : ‘Protopopoff, qui c’est, qui c’est, qui c’est Protopopoff ?’ Je me relève pour noter ce nom, retour à mon carnet de la bibliothèque, craignant d’oublier et, là encore j’hésite (off ou ov ?), et finis par écrire ‘ov’ à la fin, popoff me semblant ridicule et caricatural. Plus grave, je ne sais trop si je n’ai pas entendu, et lu : ‘c’est Protopopov qui sait…’ Ou encore : ‘c’est Protopopov, qui sait…’ L’incertitude me tracasse, d’autant que je ne connais pas de Protopopov ; je me demande quand même s’il ne sort pas de Tchékhov et fouille dans mes souvenirs de lecture (Dostoievski…Babel…) mais n’y trouve rien de semblable. Si c’est Protopopov qui sait, faudrait que je lui demande…Je monte alors dans mon bureau, m’installe à ma machine pour chercher qui est ce Prototruc. Il apparait vite que ce n’est personne, que c’est à peine un ministre syphilitique de Nicolas II, son dernier ministre de l’Intérieur, protégé de la tsarine. La lecture de la notice historique, ennuyeuse, me prend un moment et m’abrutit à point (et rien dans le Grand Larousse du XIXe) ; je me recouche en me disant que son nom sort peut-être d’une révision scolaire très ancienne, quand il fallait tout savoir de la révolution russe.

Je ne savais pas qui est Protopopov, qui est resté depuis lors un personnage rêvé, dans un genre de rêve que je commence à connaître, qui parlent, qui scandent un texte précis et bien articulé, des vers, des sentences et même parfois des affiches à forts caractères, des slogans, des rêves écrits.

Mais, un soir que j’assistais au théâtre de Valence à d’étranges Trois Soeurs, Protopopov a reparu de la même façon, écrit sur un fond de nuit. La pièce de Tchékhov était en russe, jouée par des acteurs dans la langue des signes ; l’étrangeté venait de ce théâtre sans parole, pas un mot sur scène, des gestes à la place des dialogues, et un écran qui surlignait le tout où il fallait porter le regard pour comprendre. D’ordinaire, ce genre d’écran sert à traduire la langue originale, mais là, c’était comme un accompagnement littéral où Protopopov est apparu, pas dans la bouche de Natacha, la jeune femme un peu vulgaire qui prend peu à peu la direction de la maison Prozorov, pas dans sa bouche muette mais sur l’écran, là-haut dans les cintres, en fortes lettres lumineuses. D’un coup je retrouvai le silence des rêves familiers, les mots écrits, comme arrachés à l’arrière plan du fond de scène dans une manière de découper mon petit poème, de le détacher de l’histoire qui l’a fait émerger. Protopopov n’est jamais présent dans les Trois soeurs, on ne sait pas à quoi il ressemble, on parle de lui, il attend dehors ; on comprend que c’est l’amant de Natacha, un homme des nouveaux pouvoirs de la nouvelle Russie, une menace qui pèse sur la famille des trois sœurs, un notable qui va prendre la province en main. Protopopov est le nom du temps neuf, qui, pour Tchekhov, est toujours menaçant.
Qui c’est, Protopopov ? me demandait mon rêve. Eh bien l’écran des Trois soeurs me forçait à l’enquête souvenante : Protopopov, c’était lui, un fantôme qui me rappelait quelqu’un, à l’arrière plan du théâtre de Tchékhov, dans l’ombre de coulisses inquiétantes.
J’en ai vu, des trois sœurs, de toute sorte, et des mouettes, encore une l’année dernière à Valence, et des cerisaies, des vanias ; ça m’a pris autour de mes vingt ans, avec Olivier qui jouait Trofimov, avec ses amies comédiennes qui gardaient toutes un air des Irina ou des Macha qu’elles venaient d’incarner. J’avais vu à Avignon un bout-à-bout de textes où un acteur que j’aimais, Roland Amstuzt, bedonnant, bien habillé, disait en soupirant : ‘on dit que je me suis ruiné en bonbons.’ Ruiné en bonbons…j’en avais fait une devise, dans les coulisses de ce théâtre russe où Olivier m’avait amené ; j’aimais la paresse de ces hommes couchés et le temps qui leur passe dessus, leur chagrin sans larmes. On avait compris, on se moquait de cet à-quoi-bonnisme qu’on commençait à bien connaître et qui ne nous mènerait nulle part, où nous nous laisserions sans doute aller.
Olivier me disait parfois, quand on parlait de son théâtre, de mes lectures, il me disait : ‘…c’est drôle, que tu lises du théâtre, que tu lises du Tchékhov.
Lire Protopopov…alors c’est peut-être ça, je peux maintenant avancer une explication protopopovienne à mon rêve de l’autre semaine : j’avais lu ce nom souvent, Protopopov, ça me disait quelque chose, ça me rappelait quelqu’un, mais qui, mais qui ? Ça me disait que j’étais jeune, que je lisais sans doute trop légèrement, et que j’aurais dû me méfier un peu plus. J’avais lu son nom dans mes livres, j’avais entendu son nom autour d’Olivier, et puis, longtemps après, j’avais relu ce drôle de nom, sur le grand écran qui surlignait les Trois soeurs : c’était la même apparition : tu l’as déjà lu, Proto, tu l’as déjà vu, tu le connais, proto, il faut s’en méfier, proto, ne le laisse plus dans l’ombre ; tu sais bien qu’il y a les faibles, nos machas, nos platonov, et qu’il y a contre elles, agissant contre elles, il y a des proto, tous les proto, les forts, les premiers, tous les protopopovs de la coulisse, de la nuit, du monde.

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