Mané Thécel Pharès, une terrifiante prophétie proustienne.

La première des ‘Quatre conférences’ de Claude Simon (que viennent de faire paraître les Editions de Minuit) est intitulée : ‘Le poisson cathédrale’ et traite de manière sèche et abrupte de la place nouvelle prise par ‘la description’ dans la fiction contemporaine. Le texte s’appuie notamment sur un passage de La recherche du temps perdu, somptueuse description où ’un vaste poisson’ servi au Grand Hôtel de Balbec permet à Proust d’imposer la métaphore d’‘une polychrome cathédrale de la mer.’ Simon tient pour central dans la Recherche ce long chapitre intitulé ‘Nom de pays, le nom’ où s’établit comme ‘le système’ des Jeunes filles en fleurs :
puisque ‘la vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquence réellement vécue, c’est la littérature’ (Proust)
puisqu’encore ‘pour Proust les noms sont comme les moules des idées’ (Simon)
puisqu’enfin ‘la réalité de la langue étant plus réelle que le réel, c’est donc aux mots, aux noms, que Proust va avoir recours’ (Simon)
alors : ‘le rôle signifiant qui était jusque-là dévolu à l’action est maintenant tenu par ce que l’on considérait comme un élément inerte du récit, parasitaire, au mieux ‘statique’, c’est-à-dire la description elle-même’ (Simon.)
Belle démonstration de Claude Simon, pour qui le ‘vaste’ (étrange qualificatif, non ?) poisson ne sert à Proust qu’à nous ouvrir à un pays réel où nous étions jusque-là infichus de pénétrer, en dépit de tous les efforts de nos intelligences critiques.
[Moules des idées ? Oui c’est équivoque et Simon détaille au passage la place de la moule dans la métaphore proustienne (‘valve rainurée’, coquille Saint Jacques, cuisses bi-valves d’Albertine, ‘raie toute en vie’ et autres allusions poissonnières…) et plus accessoirement dans les préoccupations d’un narrateur jaloux d’une jeune lesbienne.]
Mais surtout, je relève une très belle incidente de Claude Simon surgie au détour de l’étude de ce ‘fonctionnement de la description’ chez Proust : au coeur du système (cosmique, solaire…)  il y a justement le soleil et, à Balbec, un ‘temple du soleil’ : le Grand hôtel. Voici l’affaire, comme un étonnement stylistique : ‘…le grand thème qui domine toute l’oeuvre, sans cesse rappelé d’une façon ou d’une autre, quand ce ne serait que par le constant retour de ce nom, Balbec, qui est celui d’un temple du soleil, ce soleil qui, chaque jour, descend, je le rappelle ” dans le ciel violet stigmatisé par sa figure raide géométrique, passagère et fulgurante” et là, Claude Simon ouvre une parenthèse acérée : ‘est-il besoin  de souligner le terrifiant ‘Mané Thécel Pharès (‘compté, pesé, divisé’) que constitue cette suite d’adjectifs ?’
Mané Thécel Pharès, c’est saisissant d’érudition, tranchant, une terrible incise. Et puisque le livre est bien édité, une note nous informe que le manuscrit de Simon portait une explication : Mané Thécel Pharès, c’est une inscription mystérieuse du Livre de Daniel, chapitre V, une terrible prophétie de Daniel devant Balthazar, usurpateur dont la personne et le royaume seraient  bientôt ‘comptés, pesés, divisés ‘, trois mots tracés sur une muraille voisine ; la nuit même Cyrus entrait dans Babylone. C’est comme si Claude Simon prolongeait la ‘fulguration’ de Proust d’un éclair biblique menaçant ; sans lui, on passait à côté de la frayeur prophétique et des tremblements qui devraient s’en suivre.
Or les proustiens savent bien que La Recherche est orientale et terrible et que l’Apocalypse y est promise aux ‘deux races maudites’ qui s’y agitent pitoyablement. Chez Proust en effet, juifs et homosexuels partagent un même destin, une même malédiction. De ce point de vue, les bombardements allemands qui s’abattent sur le Temps retrouvé réalisent la menace d’anéantissement, explicite dans tout le roman et annoncée donc au Grand Hôtel de Balbec : le narrateur, ni Saint Loup ni Charlus n’y sont à l’abri ; ils sont prévenus, Mané Thécel Pharès, c’était écrit.
Claude Simon connaît sa Recherche et l’on retrouve plus loin, dans Sodome et Gomorrhe, un Mané Thécel Pharès, cité explicitement cette fois. C’est dans une scène de révélation : le narrateur lit sur le visage de l’inverti Charlus les signes de son homosexualité : ‘aussitôt apparaissent, comme un Mané Thécel, Pharès, ces mots […et ] l’être enfin compris […] avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible’. L’intuition érudite de Simon n’en était donc pas une ; il s’agissait bien plutôt d’un souvenir de lecture, dont le caractère effrayant s’était comme déplacé, du soleil à Charlus, de la révélation littéraire à la révélation sexuelle. Les deux passages valaient effectivement que Claude Simon les rapproche, même involontairement : répétons que Proust menace les invertis de la Recherche d’une terreur d’apocalypse. Et souvenir ça tombe bien puisque la grande affaire des Quatre conférences est justement la mémoire littéraire.
La belle allusion de Claude Simon souligne par ailleurs que l’arrivée du soleil dans la chambre de Balbec n’est pas simplement une épiphanie littéraire, un de ces moments d’importance où le jeune narrateur se remplit religieusement de sa vocation d’écrivain, elle doit surtout être lue comme une prophétie. Claude Simon suggère ici que le narrateur est ce Daniel, seul capable d’interpréter, en tremblant, le signe divin. Proust précise en effet, dans une parenthèse que ne cite pas Simon : ‘…la figure (…) fulgurante du soleil (pareille à la représentation de quelque signe miraculeux, de quelque apparition mystique.’) Sans doute encore une telle assomption artistique ne s’accomplit elle que dans la crainte, la crainte du croyant, celui qui, tout au long de La Recherche, a mis toute sa foi dans l’art pour faire advenir un autre monde, un monde révélé par l’artiste, un monde plus vrai. Le passage relevé par Claude Simon précède un grand moment de la vocation du narrateur, qui procède la plus souvent par révélation, par signes (que le narrateur échoue le plus souvent à décrypter) : le soleil, quand il pénètre dans sa chambre, veut dire quelque chose au jeune écrivain. Mais Mané Thécel Pharès, cette révélation ne se fera pas sans une frayeur esthétique, de celle qui accompagne les grandes découvertes littéraires : après le roman proustien, et après que le narrateur se sera enfin mis au travail, plus rien ne sera comme avant.
nota. L’article ‘Balthasar’ de mon Dictionnaire de la bible [Bouquins Laffont, fort commode] donne la même explication, et rapporte la même anecdote biblique du festin de Balthasar, le même message tracé sur la muraille du palais. Mais la graphie choisie est différente : le prophète Daniel décrypte en effet : Mené Teqél Pèreç, compté, pesé, divisé. Que je ne donne ici que pour faire apparaître que, décidément, Perec est en morceaux, de toute éternité…

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