l’aisance d’un inconscient (écrire avec ses pieds1)

Dans nos balades, on croyait s’en tirer avec les traces, qu’il conviendrait de laisser pour mieux se souvenir ou pour ne pas mourir idiots, ou perdus. Des traces ou des notes, des croquis, c’est pareil, ou des photos. Or, tracer, en tous cas avec ses pieds, c’est surtout tirer un trait, tirer d’un trait vers quelques points de la ville qu’il faut bien relier, y aller et filer
la métaphore. Là encore, ça marche mal, côté témoignage et ce qu’il en reste, de nos promenades, ça flotte, c’est gazeux, ça déçoit : la description, le compte rendu, c’est toujours un échec. On a remarqué qu’en ville les enfants, sans doute pour ne pas trop se décevoir et pour ne rien avoir à noter de leur déplacement, les enfants ne marchent pas, ne s’attardent pas, ne flottent pas. Ils courent ; on dira donc qu’ils tracent, qu’ils se tirent, eux aussi, qu’ils se tirent le portrait, peut-être, à grand coup de grandes enjambées (font feu des deux fusains).
J’en étais là de ma préambulation rhétorique quand j’ai mis le pied dedans,
floc,
des deux pieds.
C’est qu’un plaisantin avait vidé un seau de peinture dans le caniveau et, comme par principe je regardais en l’air, conforme au type du traîne savate, j’ai
floc
pataugé dans la flaque pâteuse à pleine tatane, en descendant du trottoir.
Je baissai alors les yeux vers mes chaussures maculées de blanc (c’était il m’en souvient derrière Marx Dormoy, près d’un chemin de fer, dans le XVIIIe, en redescendant vers la rue Ruelle, qui est une ruelle (tiens donc, rareté parisienne)) : tropignage précautionneux, encollement visqueux, effet d’adhésion au bitume et à la peinture, tentative d’arrachement et conclusion rapide (par rapprochement des situations, sans doute ) :
la peinture, décidément
c’est de la merde. La preuve. (La critique, quand elle est ainsi surprise, réduit parfois ses arguments à ce genre de brutalité et de copr
oraison,
ça ne lui donne pas
raison)
Et j’étais pas le seul : tout autour : de la peinture, des empreintes, des traces de pas, des semelles disposées en grand désordre, une foule en somme qui avait tenté d’échapper au piège de l’artiste, des traces de fuite, la plupart remontant sur le trottoir et s’éloignant vers le boulevard où les marques blanches s’estompaient.
Voyez l’tableau : le flâneur était enfin consolé de sa tristesse initiale : il s’était bien passé quelque chose dans cette Ruelle, et des traces il y en avait, jusque sur le bout de ses pompes ruinées. Ergo glu capiuntur aves, comme on dit pour se moquer, il avait mis le pied dans la peinture (de plain pied dans la peinture, la position critique est rare, autant profiter de la facilité) et il s’était immobilisé, vaguement méditatif et râleur, englué dans un peu d’art (et comment allait il s’en sortir ?) Il en concluait que
les peintres sont des malpropres, tous, des souillons par vocation, des sagouins, tous soumis à la tentation de barbouiller, de saloper l’travail, d’en foutre partout. De peindre à la taloche.
J’étais la victime d’une blague de peintre astucieux, un truc de rapin.
Ce qui me consolait, c’était le résultat. J’avais un résultat, un tableau à mes pieds, un truc immédiat, tout fait tout frais, enfin un résultat floc
à mes flottantes balades, c’était déjà ça. Y’avait là un effet de matériaux, n’est ce pas, indéniable, une trace de mon passage dans la peinture de mon siècle, dans les balades de ma ville. Rien qui vaille le sacrifice de mes pompes, faut rien exagérer, mais tout de même, je prenais place dans la peinture de mon temps, on pouvait pas dire le contraire. Pour tout dire j’y piétinais même encore un peu, dans la peinture de mon temps et moi aussi, j’étendais mon empreinte aux alentours : en m’éloignant, j’agrandissais l’tableau, mon grand tableau involontaire. L’asphalte s’en couvrait, de mon art pédibulaire et vaguement réaliste. Ça devenait amusant.
Mais l’art n’est jamais une consolation, jamais, manquerait plus que ça. Et moi, mes pompes, j’insiste, étaient durablement gâchées. D’autant que le résultat, disons graphique, était décevant, il faut bien le dire, rien de bien dessiné, pas de la belle trace de basquette, nette et bien composée, bien estampée, non, moi, c’était un sale paquet blanc,
de la bonne pointure, certes, mais paquet quand même, aux formes indistinctes, et bavantes sur les bords, pas très soigné soigné. Le hasard et ses compositions avait mal fait les choses, c’était moche, je m’en rendais bien compte, mon art-tatane,
ma peinture de flâneur.
Me restait qu’à filer
(la métaphore.
Ce que je fais, j’en profite)
à tracer
mon chemin vers la venelle
la rue
Ruelle,
déçu
par ce débu,
l’débu
dla poésu.
On peut aussi penser que ces dépôts malpropres sont le fait de peintres en bâtiment, d’artisans qui, à la fin de leur chantier, déversent leur trop plein de peinture dans le caniveau, le fond du seau, un résidu, un pis aller. La question est alors celle de l’art prolétaire aux raisons opposées à celles de mes sagouins blagueurs, réalisme (filiation des racleurs de parquets) contre fumism (boronalistes de rencontre). A moins d’une synthèse où mes artistes spontanéistes mimeraient un monde du travail (plein pot) dans une perspective de ‘chantier’, ça serait pas la première fois : l’artiste déstockant l’atelier du prolo…
Bon, on n’a pas fini d’en discuter…
(moi, je n’y crois pas, au réalisme, c’est comme ça, surtout en matière de ville et de promenade. Le réalisme magique, à la rigueur, le farguisme de la flânerie, la déambulation que la fatigue pousse à l’hallucination et aux mystères. Moi, je crois que la ville est composée, toujours, arrangée, intentionnelle. Sourde, cachée, cryptée, mais intentionnelle, poétique, composée.) Le type qui a déversé là sa peinture, il savait ce qu’il faisait, pas de doute, imposant sa contrainte :
peindre avec nos pieds.
Nous imposait sa contrainte, sans nous obliger à un itinéraire, à une composition. Vous me voyez venir : contrainte, et liberté, c’était bien dla
poésu
comme on a vu,
la poésu
du soldat Brû
de RQ.
Je cite : ‘Le soldat Brû, qui en général ne pensait à rien mais quand il le faisait de préférence à la bataille d’Iéna, le soldat Brû se déplaçait avec l’aisance d’un inconscient’. C’est au commencement du Dimanche de la vie, roman de la vacance et des déplacements libres (entre autre). Roman de flottements et d’itinéraires, nous y revoilu,
au vieux Raymond Quenu
ergo glu,
et on reprend au débu.
(avec l’aisance des inconscients.)

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