Chabeuil, le 6 novembre 2012. Cette année, j’ai attendu quelques jours pour acheter les chrysanthèmes destinées à fleurir la tombe de mon père, au cimetière du village. J’avais bien remarqué, l’an dernier, que notre coopérative agricole proposait, dès le 3 novembre, des chrysanthèmes en solde, à moitié prix. L’occasion était trop belle : j’ai donc choisi un petit pot très coquet, réglé 3E95 au lieu des 7E90 qu’il m’eût fallu débourser il y a peu.
Mon père état avare, voilà l’affaire.
J’ai donc voulu l’amuser, lui faire plaisir, le réjouir par cette disposition marchande et lui montrer que son sens de l’économie pouvait astucieusement s’appliquer à cette sorte de détails mortuaires où les familles se ruinent d’ordinaire. Et je suis sûr qu’il pense que j’ai bien fait : dans son petit paradis (étriqué comme il faut pour qu’il y soit mieux à son aise) il juge mal les rituelles dépenses florales qui débordent [mon père ne débordait pas, pas le genre…] sur les tombes de ses voisins. Et au passage, je lui fais croire à bon compte, n’est-ce pas, que notre famille est fidèle à son héritage de parcimonie, alors que c’est tout le contraire, que l’argent nous file, à tous les siens, entre les mains.
Alors il rigole, mon vieux père, je le sais, je l’entends : ce genre de ruse commerçante et calculatrice l’excitait et la mort ne l’a pas arrêté : il rigole en silence, en secouant les épaules et à la fin il pleure de rire et me dit : ‘…alors toi alors…toi alors…t’es un drôle de zig. [Zig était un mot à lui, à quoi il donnait le sens de ‘petit malin’. Les petits malins avaient en effet toujours sa faveur.] Remarque, à bien y réfléchir, t’as bien fait, t’es un bon fils [mon père me disait ce genre de choses, t’es un bon fils, sérieusement…] et j’ai bien compris que tu fais ça pour me faire plaisir ; tu me connais, c’est très gentil cette petite attention, finalement. Et puis hein, là où je suis, dans mon petit paradis (ma petite retraite), je peux bien attendre deux jours, pas vrai ? ‘ Et comme mon père est resté un homme de tradition, nettement rétrograde (sans être réactionnaire) et très facilement (même/surtout mort) versé dans des habitudes qui le rassurent, mon père ajoute, au moment où je quitte le cimetière : ‘merci, Claude, tu es gentil, et pour l’année prochaine, fiston, fais la même chose…elles sont très jolies, tes fleurs à moitié prix…ça va m’amuser toute l’année…)(‘d’accord, mon vieux, d’accord…mais n’en fais pas trop…’)
Nota : j’étais pas le seul, ce matin à la coopé, à profiter des chrysanthèmes soldées : une cliente longue et mince, de noir vêtue, en a chargé trois pots considérables dans sa petite voiture.