Je sors de La maison des morts, opéra funèbre (Janacek et Chéreau, dans une mise en scène grise et dense de la misère des camps) récit de mort très bien tenu et prenant. Trouble et mélancolie après ça. Puis, trajet nocturne dans Paris, de la Bastille jusqu’au nord de la ville, brin de conversation avec un jeune père de famille : ‘prenez vos enfants, offrez leur l’opera, je viens d’y voir quelque chose de très beau, c’est fait pour eux…’’Oui, c’est vrai, on n’y pense jamais, mais c’est vrai, c’est fait pour eux…’ Beau temps frisquet, rêverie automobile et tranquillité. Je dine au restaurant Mc Donald de Marx Dormoy qui m’est familier, d’un menu ‘grand veggie’ à 7€10. Je suis installé dans la salle du haut et je relis le programme de ma soirée, qui retrace la vie de Janacek agrémentée de quelques considérations faciles de Milan Kundera. Le tout : fast food.
Entre un jeune homme à bonnet, keffieh et blouson, maigreur mal rasée.
Bonsoir monsieur, pouvez-vous m’aider…s’il vous plait…
-(je l’interromps) Non…non, merci…
-Ça ne fait rien, merci quand même.
Il entame alors une conversation derrière moi, avec mes voisins de table. Bas bruit.
Je fouille alors une de mes poches, en tire un billet de cinq euros et le lui tend (sans doute réflexion rapide et embarrassée : tu sors de l’opéra, radieux, et tu donnes pas un sou à un malheureux qui cherche de quoi manger, prix-des-places/prix-de-son-sandwich et ce genre de choses où la honte joue sa partie. Mais aussi une sorte de confusion sentimentale : je donne parce que je vais bien, que je sors de l’opéra, et que c’était beau : pas de place dans ce monde artiste pour le retrait, le calcul, la gêne, où même la lassitude.)
-Tenez, allez manger (air grave au sourcil autoritaire, paternel.)
-…Merci. Merci monsieur. Que Dieu veille sur vous.
Il redescend, croisant l’homme de garde du restaurant qui débouche de l’escalier en disant : ‘commande 24’. C’est moi. Il sourit : ‘cette fois c’est la bonne, bon appétit’, allusion amusée à un pinaillage à la caisse, un peu plus tôt. Je fatigue, mais c’est un bon diner, que je passe à observer l’entrée de la station de métro, que domine la vitrine du restaurant où je suis intallé ; le quartier devient furtif, à la vocation nocturne agitée.
Le lendemain matin, devant l’entrée de métro, foule affairée et fluide du dimanche, les turfistes sont pressés et les évangélistes se tiennent en retrait, attentifs et encravatés. Près de la boulangerie à gros débit, un mendiant est assis, le même à qui, ce matin tôt, à l’heure de mon tout premier café, un passant a donné une pièce en disant : ‘bon dimanche à vous’. Ses béquilles sont posées près de lui et encombrent le trottoir. Poussettes nombreuses, agitation préoccupée, la matinée avance, fluidité. Au milieu de tout ça, je repense à la bénédiction du jeune homme de la veille et je me dis : ‘et depuis quand on ne t’as pas béni, comme ça, depuis quand ?..’ Mais quel rapport entre la bonne adresse d’hier soir et la foule du matin, indifférente et pourquoi ce BonDieu me revient-il en mémoire ? Rien, je ne trouve pas, pas de raison, mais je ne cherche pas longtemps et je suis pris dans le vent de la place, où souflent les esprits compréhensifs et légers du dimanche. C’est peut-être ça : je suis libre et béni, parce qu’ils vont faire leur tiercé, jouer aux courses et acheter du maïs grillé, des fleurs, et mes cinq euros de la veille sont repassés dans le commerce distrait et désinvolte, pas du boulot, l’argent du tout-petit-commerce, la petite monnaie de la vie qui va. Je note très vite sur un coin de mon journal : ‘vie de mitraille’, mitraille, la petite monnaie des fonds de poche, vocabulaire familial qui m’est revenu quand j’ai pensé que, sans doute, mon billet mendiant d’hier a fait des petits et que Dieu veille sur tout ce petit monde, qui est maintenant armé pour la cannonade et qu’il tire à mitraille sur le monde difficile du boulot et des trajets harrassants.
Et puis je déjeune au restaurant à soupes de la rue de l’Évangile où je retrouve un couple familier, qui me salue avec insistance, ravi de me revoir (lunettes sur le nez, prise de notes et lecture du journal font un effet de sérieux qu’ils reconnaissent, avant de plonger dans mon bol de soupe (tripes de boeuf et nouilles de riz, une bière, 8€50, baguettes, bruits de succion.)) Bonne humeur, en sortant de là, le manège enfantin joue ‘cho cho chocolat, cho cho chocolat très fort, bien sûr, et je ne comprends pas le reste des paroles criantes.
Au comptoir du café du coin, je prends un café serré, même barman que ce matin, café impeccable et bien servi ; comme d’habitude, je m’adosse au bar, puis fais quelques pas, tasse en main, vers la salle, vers la rue, pour y jeter un oeil, en sirotant mon café ; la conversation de mes voisins roule sur les puissants du monde, leur argent, la politique, eux et nous, leurs chauffeurs et nous, et nous, on est là…Je pose ma tasse ; je paye ; je hoche la tête sans rien dire et j’entends : ‘…oui, vous avez raison, monsieur, nous, on est là et on boit notre café…ça va… nous, ça va…’ Toujours cette histoire de petite monnaie, des trois pièces qu’il faut pour les conversations faciles des bistrots.
Je file par le métro au musée Galiera, pour visiter une exposition sur Fortuny, pour accompagner mon travail sur ‘Rachel quand du seigneur’, pour jeter un oeil sur les robes plissées d’Albertine ; sur le quai, je croise le mendiant aux béquilles, bien mis, bijouté, belles basquettes, démarche difficile, mais nette. D’en face, un collègue lui crie : ‘Sam ? Sam ?.. Oui. T’es là haut ? Sam répond : ‘Oui, sans aucun souci’ et salue de la main.