méditation IV du 29 mai 2010

Je passe devant le très petit café qui fait le coin des rues Feutrier et Muller : la terrasse est faite d’une estrade de planches qui rattrape la pente de la rue Feutrier et là-dessus deux guéridons. Je m’installe, dans cette position où je domine le trottoir ; il fait doux, j’attends 10 heures et l’ouverture de la Halle Saint-Pierre, pas loin, où je veux voir une exposition sur l’art brut japonais, sans doute pour parfaire les portraits de cinoques qui m’occupent en ce moment, et leur donner un tour plus général. Je porte la belle chemise rose achetée ces jours, un rose pale, manchettes boutonnées et un gilet neuf, mes chaussures de cordovan couleur prune ; je suis rasé, sans veste. Ainsi je n’ai de poches que celles de mon gilet et cet équipage impose des carnets d’un nouveau format, minces, petits carreaux, de marque Clairefontaine, dont j’ai fait ma première obligation du matin, premier souci d’ajuster la silhouette du promeneur à ses outils de notation. Pas mal cavalé dans le quartier pour trouver enfin les carnets qui conviennent. Bic quatre couleurs dans la poche poitrine du gilet, carte bleue et quelques billets dans celle du dessous ; à gauche petit appareil photo de marque Leica, qui sert à mes repérages, aux données de dates et d’heures très précieuses au moment de fixer les flottements de mes promenades et d’en arrêter les contours (dessin). Oui, j’ai déjà beaucoup marché ce matin et je me dis, ma commande passée, que cette méditation II va se faire là si elle se fait, fatigué comme il faut, ayant cédé à la tentation de l’épuisement, ce qui est le seul objectif des marcheurs de la ville, tôt dans la matinée. En marchant on se défait et m’y voilà, sacrée terrasse. J’ai encore dans les pattes les fortes promenades des derniers jours, traversées de Paris et surtout hier du sud au Nord pour rejoindre Pigalle.
Entrée d’un type, 55 ans, cheveux blancs, mais paraît plus, comme on dit, bonne veste mais mal adaptée à la saison et tee shirt « Tour de France » multicolore que j’ai remarqué tout de suite quand le type est sorti de l’immeuble d’en face, d’un trait depuis la porte cochère jusqu’au bistrot : un habitué. Immeuble moderne de belles proportions, bien dessiné, sale et gris, carrelé de petits carreaux, peu soigné, balcon en retrait du dernier étage très parisien d’allure, 12 rue Fautrier. Et l’homme qui sort de là, accordé à l’ensemble, parfait, mal entretenu. Il a filé au bar, furtif ; je dois le suivre pour compléter mon croquis : est ce qu’il fume bien des cigarillos, comme j’ai cru voir ? Ou un batonnet de réglisse ? Ou quoi qui m’abuse ? Début d’enquête quand je prend le prétexte commode de me rendre aux toilettes, très au fond du café mais pas indiquées et c’est tant mieux, j’ai le temps de m’attarder à des notes mentales, toujours compliquées puisqu’elles nécessitent de se souvenir en même temps qu’on regarde : le regard est plus appuyé : toiles anciennes, sans doute pour marquer un esprit de Montmartre, croutes de style représentatif varié, dont pas une n’est acrrochée droit. Carrelage de type opus incertum classique, dans les bleus et gris, vieux bar de bois sombre, peint et repeint. Mon type n’est pas là, nulle part et cette découverte stoppe mon relevé descriptif : il m’a échappé, l’animal, et par où ? Pas au bar, et je ne l’ai pas vu ressortir, alors quoi ? Retour déçu à ma terrasse ; journal, prise de notes, photographie de la voiture Fiat qui vient de se garer devant moi (créneau difficile, manœuvre en pente qui me distrait et m’amuse) dont je veux garder bien la couleur pistache (tirant sur le jaune), qui se rapproche assez de celle du corps de mon Bic du jour. Maintenant, quand je lève le nez de mon journal, la couleur dominante qui fait le premier plan de mes observation a changé, plus gaie, rare dans Paris, contrastant avec les bleus gris et la poussière du quartier.
J’entends alors : « tiens, toi, tu m’attends une seconde », d’une voix très grave, belle. C’est Tour de France qui entre à nouveau : deux entrées, sans sortie, le type est fort et connaît bien son affaire, c’est un furtif. Courte pose sur ma terrasse à ma gauche : bide léger, allure très détendue, souci et tristesse, nez rond et bien dessiné, veste pied-de-poule. Il s’éloigne et coupe le carrefour dans sa grande diagonale, accompagné d’un homme qui boîte légèrement, qui s’aide d’une canne ; pas de voitures, leur traversée est lente, mais se passe bien.
Un très léger vent frais s’est levé, qui va imposer que je change de tenue promeneuse, plus chaude et retour à casa.
Je note qu’on refait l’appartement du deuxième étage de l’immeuble d’angle
N’est ce pas que c’est assez pour aujourd’hui, cette préméditation de Marx Dormoy, au seuil, pensif avant d’entrer dans mes notes et dans mon quartier ?

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