Me revient le souvenir d’un cinoque, habitué du café que tenaient mes parents derrière la gare de l’Est (Paris Xe) dans les années soixante-dix. Il était âgé d’une cinquantaine d’année, brun et chauve, c’est à dire qu’il ramenait au sommet du crane les mêches qu’il laissait pousser sur les tempes, visage long et carré (on peut dire rectangulaire, en somme), teint mat, yeux sombres. Il était toujours vêtu du même imper marron-bronze, assez court, qui avait été à la mode quelques années auparavant. Le plus souvent, il jouait au flipper et comme je passais de très longs moments à observer les familiers de ce jeu, je le connaissais un peu, sans toutefois savoir son nom. Il était assidu et sa tenue négligée (l’imper était crasseux, les cheveux mal tenus) faisait qu’on (les parents) se demandait bien à quoi il pouvait s’occuper par ailleurs. Mais rien de cinoque, comme on voit, y’en avait tellement, de ces déclassés, au café des parents…
Et mes parents ont vendu Le petit Landon ; je grandissais ; je fréquentais la cinémathèque. C’est là que j’ai revu le cinoque amateur de flipper, toujours vêtu de son imper douteux, toujours avec ses cheveux follets.
Il parlait tout seul ; le temps passait et il déraillait plus largement, son allure fléchissait, plus maigre, plus nerveux. Je me demandais s’il fréquentait toujours mon vieux bistrot et je n’ai pas noté quels étaient ses films favoris, quand on pouvait le rencontrer à coup sûr, à quelle heure et quels jours. Sans compter qu’en matière de cinoque, la cinémathèque se posait un peu là, avec tous les effarés à qui on laissait les premiers rangs, les pouilleux géniaux de la cinéphilie, héberlués, pâles ; ils avaient tout vu, sans jamais sortir, peu de femmes, bien sûr. Bistrots populaire et salles de cinoche abritaient donc aimablement-la patronne, l’ouvreuse, les habitués-ces types sortis du cadre et où vont ils maintenant ? Ces endroits où ils se réfugiaient, Fargue appelait ça « des rabicoins », le Petit Landon était un bon rabicoin, vérifié depuis longtemps, et la cinémathèque pas mal non plus.
Mais je dois dire que j’étais surtout étonné par la rencontre, loin de chez moi, d’un habitué de chez moi, loin de ses habitudes bistrotières ; c’est ça qui me frappait, et pas ses solliloques efflanqués, qu’il puisse lui aussi sortir de chez moi ; je grandissais, comme j’ai déjà dit.