23 juillet 2009, 8h.30. Pour cette nuit, j’ai créché chez Martine, dans son bel atelier de Marx Dormoy ; sors tôt, premier café et journal et première balade dans le quartier où j’ai entrepris il y a peu des « Méditations de Marx Dormoy », sorte de flottements étonnés et notatifs. Mais je renifle ; je me suis endormi hier soir sur le lit, et j’ai peut être pris froid ; pour ne rien arranger le temps est à la pluie et je suis sorti en espadrilles. Je descend vers la Porte de la Chapelle mais le bar Moustic que j’aime est fermé ; le vent fraîchit, je décide de remonter, de ne pas trop m’éloigner : je prends la rue de la Madonne et là, rafale d’éternuements, frissons et piquotements. Je me réfugie au Mac Do du carrefour, pour mon petit déjeuner, au moins j’aurai plus chaud. Un grand café et une patisserie (plutôt lourde et grasse, fourrée au Nutela), pour 2E90 et je monte dans la salle du haut. Beau point de vue, le temps a grisé, une certaine tranquillité d’ensemble ; deux clients, installés tout près de la baie vitrée : un type à la chemise de jean qui semble très occupé, et une fille au pantalon à la taille très basse, lectrice de magazine. La raie des fesses ( larges, les fesses, sombre, la raie ) de la fille échancrée ne m’occupe pas longtemps : l’affairé de gauche est plus interessant. Je m’installe à deux trois mètres derrière lui et comprend tout de suite qu’il s’agit d’un cinoque, de la famille des travailleurs de bistrot. A quoi ? Le désordre autour de lui, un matériel important, l’air fatigué de ses vêtement, la voussure, la coupe de cheveux pas nette, l’indifférence au reste, la petite consommation. Et puis il y a l’heure : tôt le matin, au Mac Do, c’est le temps des déjetés, des pas là, des réfugiés, ceux qui passent le temps. Et puis j’ai l’habitude : j’ai commencé cette série de portrait de cinoques il y a deux-trois ans, mes calepins en font comme un album : je les ai dans l’œil maintenant.
Il dessine une tour Eiffel au marqueur sur une petite toile blanche montée sur chassis, au format d’un petit livre. Puis, brusquement, il prend une autre toile dans un grand sac BHV que je n’avais pas remarqué ; la toile est semblable à la première. Je me lève et tente discrètement d’apercevoir le sujet de la nouvelle toile : une ligne d’horizon hachurée, toujours au marqueur et, tout de suite, une autre tour Eiffel. Fébrile, je note à toute allure sur mon calepin les détails, ne rien rater de ce beau timbré, un peintre à la chaîne, le roi de la tour Eiffel. Pour n’en rien manquer, je décide de le prendre en photo ; j’allume sans précaution ma machine, qui émet un double signal strident ; taille-basse se retourne comme j’ajuste mon peintre ; elle se refagote en tirant sur son maillot, rien n’y fait, re-fesses, re-raie. Et moi, je tire le portrait, de dos, de mon cinoque de Marx Dormoy. Il retouche tableau 1, se relève et considère le paysage produit puis revient à tableau 2. Il pleut. Ça rajoute à mon bonheur excité, on dirait que je suis abrité derrière mon peintre, protégé par mon calepin des orages et de la froidure, en bonne compagnie de tranquilles déclassés, très belle ambiance, avec un premier plan chaleureux et familier, des occupations d’importance, attentives et précautionneuses : tout ce qui s’oppose au monde derrière la baie vitrée, orageux rapide ( on est sur le boulevard, on domine l’entrée du métro. Moi, je suis bien, je note, je prend des photos, et je suis bien. Toujours l’effet heureux de la notation)
Il passe à tableau 3, mais ce n’est pas une Tour Eiffel ; je me lève pour vérifier (ça va très vite): il travaille à une tâche noire, ronde et centrale, qu’il s’applique à agrandir, on dirait un iris, un œil et les veinules qui en partent. Puis très rapidement : tableau 4. Je m’aperçois qu’il est ambidextre : tours Eiffel de la main gauche, mais ligne d’horizon, formes noires et paysage de la main droite. Il fredonne. Le tableau 4 est vite torché, encore une tour Eiffel, mais je n’ai pas le temps de voir le reste ; tableau 5, sur quoi il reste plus longtemps, plus appliqué. Il empile les tableaux à sa gauche ; je m’approche de la baie vitrée, inquiet de laisser passer le sujet des tableaux ; je regarde mieux : un paysage nuageux, quelques volutes, et un soleil noir, central et toujours la tour Eiffel.
8h.45, raie-des-fesses disparaît. Je me suis rassis à ma place ; une idée calme mon excitation : et si je lui achetais une toile ? J’arrête un instant de me déhancher pour observer les tableaux, ma crainte de rater une toile ou un thème nouveau, disparaît un court moment. Il tire d’une pochette de nouveaux feutres, de même type que les précédents. Noirciement du soleil central, très marqué, et fin du tableau 5. Se redresse, signes de contentement (s’étire), se penche vers le sac BHV, et tableau 6, plus petit, qu’il prend en hauteur. Il n’a pas touché à son verre d’eau. Une maquilleuse ( le matin au Mac Do : très nombreuses femmes occupée à se maquiller, penser à l’enquête que ça ferait…) antillaise s’installe au fond de la salle, derrière moi à ma droite. Une gorgée de café et j’y vais
-Bonjour Monsieur, je vous vois peindre…Je peux regarder ?
-Oui (faible)
-Celui-là me plaît beaucoup, vous me le vendez ? (debout près de lui, légèrement en retrait. Crains d’avoir été trop direct)
—Beennn oui (faiblesse, timidité)
-Vous allez peindre tout ça ? (Dans le sac, une dizaine de tableaux vierges)
-Beu ben non beu peut être pas…
-Combien vous me le vendez ?
-20 euros ( sans hésitation )
-D’accord. Il est très joli ; je suis très content.
-Beu ben moi aussi
-Au revoir
Il ne pleut plus. Je remonte chez Martine ; dans l’ascenseur, impression de grande légèreté, bonne humeur et compréhension : dans le quatrain qui compose le ciel de son tableau Lulu (signé) a figuré tous les « a » par une tour Eiffel astucieusement disposée. Ça fait : j’aime quand/tu me parles/d’amour et/qu’avec les mots tu me touches.