Vendredi 22 avril 2011, je descends plus tôt au village (Chabeuil, Drôme), vers sept heures/sept heures et demi, pour les journaux et leur lecture à la terrasse du Café de la Poste. Traversant le pont sur la Véore, je remarque, dans le lit de la rivière, position rare et insolite (la descente n’est pas commode), ce cinoque que j’appelle ici : ” le vétéran du vietnam”. Il fait les cent pas en fumant un cigarillo et longe la rivière en marchant tout à fait au bord de l’eau ; tête baissée le plus souvent, il semble se parler à lui-même, très d’accord avec ce qu’il se dit, qui le fait sourire. Il est toujours aussi beau mec, élancé, hâlé, impeccable et élégant dans un polo pastel et un futal de couleur mastic qui ne lui couvre que le haut des mollets. Je pousse lentement mon vélo et traverse lentement le pont (nous sommes tout au centre du village) : j’ai tout le temps d’observer mon vétéran, qui ne peut me voir. Je note ainsi que, quand il ne se sait pas regardé, il se laisse aller, plus à l’aise que d’ordinaire. Le village est désert, pas un piéton en tous cas. Aller-retour le long de la rivière pendant un moment, sur 10-15 mètres, faisant mine de repousser légèrement du pied dans la rivière quelques cailloux dont il s’amuse ; il hoche la tête et sourit ; il poursuit son monologue. Je tourne à droite, vers le café de la Poste, en même temps que le vétéran du Vietnam s’accroupit sous le tablier du pont : nouvel arrêt observant. Il est donc tout à fait à l’abri des regards du village mais l’angle de vue favorable que permet à cet endroit une sorte de dégagement du quai où je me trouve fait que je peux voir à quoi il s’occupe. Accroupi au bord de l’eau, il barbotte du plat des mains, à l’abri d’une digue minuscule formée de petites pierres plates : ça a l’air d’un jeu d’enfant. Il a posé près de lui un de ces bidons de plastique dont il se sert d’ordinaire pour aller chercher son eau à la fontaine. Gestes circulaires, retenus, peu d’éclaboussures, toujours du plat des mains et, d’un coup, il se redresse et déplie très simplement un bermuda qu’il fait mine d’égoutter ; petites secousses pour hâter l’essorage et, plus encore que tout à l’heure : air satisfait de celui qui joue un bon tour. Le voilà à sa lessive, voilà tout, qui ne consiste pour cette fois qu’en ce bermuda qu’il exhibe. La scène, plus amusante que ses autres apparitions, confirme sur le mode souriant cette caractéristique de mon Vétéran : est plus malin et avisé que les autres, il survit dans un milieu hostile et sait, lui, comment faire.