Polo

Vendredi 27 avril 2012 six heures, au village où je suis redescendu acheter l’Equipe, oubliée ce matin. Je remarque Polo, assis sur les marches les plus basses de la boutique située sous la porte monumentale, poste habituel pour les jeunes gens du coin. Comme tout le village, j’ai déjà rencontré Polo, au même endroit, assis de la même manière ; c’est une silhouette familière. Je me poste à la terrasse du café d’en face, à une dizaines mètres de Polo et prends ces quelques notes sur la première page de mon journal. Sac à dos posé à sa gauche, barbichette et moustache noire, barbe sombre et courte par plaques, jean, chaussures de sport, pull camionneur bicolore, blouson (ce qui est légèrement trop-vêtu, mais qui trahit sans doute qu’il ne s’est pas changé aujourd’hui, qu’il est parti de chez lui comme ça ce matin.) Très forts bâillements répétitifs, à s’en décrocher la mâchoire. Il joue avec deux paquets de Winfield et son sac à dos semble déborder de grosses boites d’allumettes. Il fait souvent un large mouvement de tête à droite et ouvre alors de très grands yeux. Il est très accroupi, voûté, très fermé. Puis, il se lève et s’éloigne lentement par une petite rue dont il observe les bords avec attention : on dirait qu’il cherche quelque chose dans le caniveau ; il tient son jean qui tombe bas sur ses fesses. Dix minutes plus tard, retour de Polo, qui tourne le coin de la rue et remonte bientôt la Grand rue du village, toujours lentement. Il tourne autour du bureau de tabac puis vient se rasseoir sous la porte ancienne, presqu’à la même place ; il est maintenant de profil, protégé par un imposant bac à fleurs. «Salut Paul», lui lance un jeune père qui passe, surmonté d’un enfant. Polo ne répond pas, il poursuit la fouille méticuleuse de la poche intérieure de son blouson. Ça dure un long moment.
[Je ne veux pas dire ici ce qui est arrivé à Polo, comment il est arrivé à cet état de prostration. Nelson m’a raconté ce qui se dit dans le village ; une histoire sinistre, pas sympathique. Dans son récit Nelson était bienveillant, cherchant des raisons, expliquant. Le reste du village un peu moins. Pour mes ‘cinoques’, je m’en tiens à ce que je vois. C’est d’ailleurs la limite de ces portraits pris au village, locaux, de ceux dont je connais le nom, et un peu de l’histoire : ils ne sont plus ‘de rencontre’. Il me semble que les cinoques, dès lors qu’il me sont connus, sortent de l’épure générale et j’y suis gêné]
Arrivent deux jeunes gens à casquettes, dont un en survet’ et maillot rouge de l’équipe d’Espagne. L’autre, gros casque audio ; les deux : rigolards. « eh poloooo, salut mon pote, kess tu racontes, tu fumes du thé ? Et effectivement, il semble fumer un gros truc, mal roulé. Il fait de gros efforts pour inhaler la fumée, ça ne passe pas tout seul et provoque quelques grimaces. Et deux autres, plus jeunes, arrivent à ce moment, mais Polo ne les regarde pas plus que les autres, ni ne leur répond. Tous s’en vont rapidement ; il reste seul, joue encore et toujours avec ses paquets de cigarettes (c’est le même geste répétitif, assez lent, d’empiler ses boites de carton, puis de faire passer le paquet du dessous en haut de la pile, sans cesse. 18 41, je file.
Mais sortie de la salle des fêtes, le même jour, après un concert : je remonte la rue des remparts en vélo. Il est tard, dans les 22 heures : je croise Polo, toujours marchant, toujours maintenant son futal d’une main, toujours son sac à dos, toujours son silence.

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