Mercredi 29 juin 2011, peu après neuf heures, dans le bas de la rue Monge, vers les Gobelins. Depuis le comptoir du café Starbuck où je poireaute pour passer commande, j’aperçois en terrasse un type qui s’agite et qui retient mon attention par de très cadencés mouvements du buste, avant-arrière, qu’il amplifie des gestes de conviction dont il accompagne sa conversation avec lui-même. Le tout, très bavard, et agité. Je sors donc avant d’obtenir mon café et prends place à deux tables de mon cinoque : prise de notes sur la première page de mon journal, observation à peine discrète : voix haute, à l’intonation assourdie, grommellements éraillés tels que je ne peux, même dans ces très bonnes conditions, distinguer ce qu’il dit. Barbe blanche mal tenue, très nombreux grains de beauté, petit café expresso, yeux bleus, l’ensemble dessinant une silhouette fermée et nerveuse. Il roule une cigarette avec du tabac brun et épais, qu’il tire d’un paquet gris posé devant lui : du Caporal ; cette occupation le calme à peine, fortes volutes néanmoins. Grosse boîte d’allumettes, très mauvaises chaussures, sorte de baskets effondrées, portées sans chaussettes, chevilles très gonflées.
Je m’habitue à ce voisin et relâche mon attention pour m’occuper de mon journal et de mon téléphone, d’où j’envoie de courts messages Twitter qui ponctuent et documentent maintenant mes balades. Je suis si occupé à mes affaires et à mon cinoque, que je n’ai pas noté à ma gauche ( à deux tables) l’installation d’un autre terrassiste : un homme âgé d’une cinquantaine d’année, brun et cheveux courts. Il porte une veste bleu sombre dont il a relevé le col-j’ai toujours aimé cette manière, prudente et préoccupée mais je ne sais pas de quel film ça me vient- et tire avec constance sur sa cigarette blonde par ce genre de bouffée très déterminée et brûlante, avec les doigts qui touchent les lèvres. Lui aussi est pris dans une conversation solitaire, la main-cigarette se dépliant paume ouverte pour appuyer des arguments portés d’une voix très assourdie mais plus nette que celle de droite. On dirait une conversation politique [me dit qu’il doit être algérien (pari) : sont plus politiques que les autres (pas à une généralité près) avec eux pas de petits sujets, tout est grave, dictatorial et disséquant, analytique] fin et déplié, jambes très croisées, beaucoup de tenue, mince, bonnes chaussures pas cirées mais tout de même, deux paquets de Benson posés près de sa tasse de café. Conversation soucieuse, sourcils froncés qui montre une attention soutenue et peut-être contradictoire à ce qu’il se dit.
La vitrine du café est ainsi drôlement composée de trois hommes moyennement âgés et régulièrement disposés : un gros fumeur de Caporal, un emmitouflé pas moins clopeur et, au milieu un agité (privé de consommation) qui écrit dans les marges de son journal et dont les mouvements de tête, de droite et de gauche, trahissent une préoccupation fébrile, qu’on devine portée par la crainte de rien rater. Caporal, ni Benson, n’a remarqué la présence des autres cinoques du Starbuck.
Mais Benson se lève brusquement, et traverse la rue. Démarche très assurée, marquée par une nette raideur du bras-cigarette ; je le suis après m’être assuré que Caporal n’a pas bougé. Benson entre dans le bureau-tabac en face ; je l’attends un court moment et griffonne quelques notes, puis décide de filer vers les Gobelins. ( Je repasserai vers 10 heures ; Benson aura repris sa place ; Caporal se balance encore et toujours. Entre les deux, un jeune type sirote un grand café)