Mercredi 4 août 2010. Depuis quelques mois, un an ou deux, on croise au village un type plutôt grand et mince, la cinquantaine, le plus souvent vêtu d’un simple short et d’un maillot, dans les bleu pâle. L’hiver, il me semble qu’on le voit moins. Il se promène beaucoup, on le rencontre en ballade dans le haut du village, près de chez nous ou au bord de la rivière ; il est toujours seul. Ces derniers temps, sa barbe a poussé mais il garde toujours des cheveux très courts. Visage émacié, joues creusées, on ne saurait dire pourquoi il a l’air inquiétant ; à deux ou trois reprises, on en a parlé à la maison ; on reste vague, pas grand chose à en dire ; je l’appelle ” le vétéran du viet-nam” par une espèce de facilité, comme pour lui mettre un nom dessus. Ça décrit à peine son allure générale, à part, isolé, soliloquent. Est-ce donc un cinoque ? Et qu’est ce qui permettrait de dire ça ? Il pas net net, ça c’est sûr.
Le mois dernier, dans la partie de notre jardin qui borde la rivière, Jenny et moi étions occupés à un nettoyage ordinaire : les baigneurs qui fréquentent le trou d’eau du coin laissent le plus souvent des canettes et autres débris. Rien de grave pour cette fois, de vieux machins à récupérer ; on traîne, c’est le début de la soirée, on prend le frais. Mais de l’autre côté de la rivière, planqué derrière les acacias, le vétéran nous observe : il est planté là, immobile, de profil la tête penchée de notre coté, regard sévère, comme interrogatif. A cette heure-là, personne aux alentours. Rien ne se passe, notre cinoque reste un long moment sans faire ni dire. Jenny me dit quelque chose comme : ” y fait peur, quand même…” Je ne peux pas dire le contraire, mais rien de bien précis, difficile à cerner ( l’indice, c’est qu’il est toujours habillé pareil. Peut être que les cinoques se font un uniforme, une manière qui leur est nécessaire, une allure unique…).
Début août donc, je sors de chez le marchand de journaux, habitude matinale, et me dirige vers la porte monumentale du village. Me double une jeune femme, jupe assez ajustée, maillot à fines bretelles, brune, cheveux longs défaits, chaussures à lanières ; allure vive. Se pointe mon cinoque, inchangé, toujours le même, qui va nous croiser. Je ralentis le pas : je me trouve donc à trois quatre mètres derrière la jeune femme quand il la croise. Il prend alors une petite rue qui part à droite ; il ne me voit plus ; j’entends alors très distinctement “salope”. Rien d’autre ; il s’éloigne. C’était dit à voix haute et coléreuse, d’un type habitué au truc, qui a quelque chose à dire sur ces femmes qu’on croise au village. Il sait ce qu’il sait…Vingt minutes plus tard, après mon café, je le retrouve près du pont, au centre du village, assis sur un banc de béton ; il fume un cigarillo ; même mélange de retenue (jambes croisées, élégance de la “tenue de clop”) et de négligé (son short est un quasi calbut’)