Mardi 25 mai 2010, au départ du 67, à Pigalle, très beau coup de chance, qui installe chez moi une bonne humeur euphorique. C’est le terminus de la ligne, on attend donc que les voyageurs de l’aller évacuent le bus, que le chauffeur inspecte son véhicule, et l’on file ensuite s’installer. Je suis seul à la montée ; je m’engage sur le marche-pieds, mais là, alors que je pensais que le bus était vide, une silhouette en jaillit vivement et saute sur le trottoir. On dirait un danseur. La silhouette fait quelques pas vers la grande fontaine, tout près ; elle s’immobilise et rajuste une coiffure très compliquée. Et je reconnais le japonais très sapé, déjà rencontré l’année dernière dans le 95 (trajet proche du 67 : du centre de Paris vers Pigalle ou Clichy) mais dont j’avais perdu la description en même temps que le calepin qui l’avait recueillie. Régulièrement je cherche sa trace dans mes notes, carnets sait on jamais, brouillons et autres papiers ; il avait fini par devenir comme un fantôme, un cinoque évanoui. Et le revoilà donc, plutôt grand, c’est bien lui, qui rafistole avec soin son drôle de chapeau, sorte de mantille nouée, qui se termine en foulard par le bas et en tresses (de laine ?) vers le haut de la tête. Je profite de sa distraction affairée pour le prendre en photo, ce qui m’assure d’une prise de note a minima et me rassure et me comble : mon sapeur n’a pas fui une deuxième fois. Sur le bras, il porte une veste courte pied de poule, peut être un tailleur ; à la main, un stick de bambou (à mieux regarder la photo, c’est sans doute ce genre d’instrument de bois qu’on utilise pour lire plus facilement les journaux, chic, mais incommode), pantalon trop court, bottines usées. Mon japonais est à ranger dans les cinoques dandies ; il s’habille de chiffons en gardant une manière très couture, sale peut être, mais ça n’empêche rien, très recherchée. Je me souviens que la première fois, dans le 95, il était vêtu d’une veste rose et qu’il avait passé tout le temps de son trajet à rajuster de très longues mitaines, bricolées à partir de rubans de dentelles. Il a quarante-cinq-cinquante ans, fêlé, maniaque, mais assez en forme. Je suis très heureux de le retrouver, un bonheur de ville et de rencontre, comme si le motif de mon croquis se représentait à moi, un bonheur de deuxième chance, un arrangement de hasard, pour me plaire et plaire à mes notes. Mon sapeur s’éloigne vers le haut de la place et les arrêts de bus ; il prépare sans doute sa redescente en ville, vers les quartiers de la mode. Je demande au chauffeur qui fume près de sa machine :
-et il est monté où ?
-Rivoli (légère marque de dégoût au coin de la bouche).
-mais… mais, regardez bien, il est pas crade…
-Ah bon ? c’est son style, alors….(d’un air de se payer ma fiole)