Mercredi 28 septembre 2001, au village (Chabeuil, Drôme) où la fermeture momentanée du café de la Poste m’oblige à une autre terrasse, celle du café du Commerce, pas moins centrale ni fréquentée et agréable. C’est autour de neuf heures et demi, temps très doux ; je m’installe pour la lecture des journaux, et un café serré. Sort alors du bistrot un fort gaillard très familier au village, que j’appelais jusque là “le fils D.” Il porte tasse et sous tasse qu’il vient de commander au comptoir et prend place à une table voisine, face à moi ; il s’assied lourdement. Pour cette fois je réagis vite et file au tabac tout proche, pour acheter vite fait la pointe bic qui permettra ma prise de notes ; retour immédiat, je ne veux pas rater le fils D. : grand et costaud donc, pas mal de bide, tee shirt, short, sandales, maladie de peau qui lui fait de larges taches irrégulières, crème et blanches, sur les mains et le visage. Il est évident que ces taches, au fil des ans, s’étalent ; elles ont fini par lui manger le visage, cheveux frisés grisonnants (mais son âge est difficile à déterminer) et mauvaise barbe. Il a ce geste répété : des deux mains, paumes ouvertes, il se frotte le visage de haut en bas, doigts écartés, un frottement bref, mais appuyé ; ça ressemble à une mimique de délassement par quoi on veut d’ordinaire effacer ses soucis, mais pour le fils D., c’est plutôt un geste enfantin et effrayé (se cacher derrière ses doigts ouverts) : ça dure un bon moment et au total, ça évoque bien sûr la souffrance et la difficulté. Puis, petits hochements de tête, droite gauche, haut bas, oscillations, léger tangage méditatif. Il est massif, mais son visage est très mobile.
Il porte un collier de bois à grosses perles qui vient buter sur un ventre proéminent : dans les plis de son tee shirt, je ne peux distinguer si ce collier soutient une croix ; mais je l’appellerai tout de même “le pèlerin de Chabeuil” tant son allure égarée et solitaire m’apparaît, maintenant que j’ai remarqué son collier religieux, coller bien à ce grand type préoccupé. Ce n’est sûrement pas aussi simple, mais je sens que je peux ranger mon pèlerin près de ces cinoques-de-Dieu assez fréquents dans mes carnets. comme si son collier (de buis?) m’avait donné l’occasion, puis avait autorisé ce relevé, et permis que je me rende à ce qu’on dit dans le village décidément, c’est vrai il est très très barré, le fils D. et ça va pas mieux mais il fait de mal à personne.
Il se gratte le nez avec application. Dodeline.
Il se lève brusquement, rapporte sa tasse au comptoir et d’une voix douce et mélodieuse, assez haut perchée : ” …bon allez, au revoir…” à Mehmet le barman. Il se dirige vers le centre du village (parking de la mairie ? Le pèlerin conduit une petite voiture blanche qu’il a peut-être garée par là) en tapant des pieds, très à plat, démarche lourde et saccadée, bras raidis et écartés loin du corps.
Dimanche 2 Octobre, à la terrasse du café de la Poste, rouvert. Temps doux et soleil, en compagnie d’un ami du village, connaît tout le monde, né ici, à qui je demande des explications. Le pèlerin de Chabeuil est en effet attablé au coin de la terrasse, côté rue : ” …nonon, c’est pas le fils D., il a bien pris, lui aussi, mais non, c’est le fils G. de Montvendre [village très voisin], tu dois le connaître, il a un frère, un grand aussi…il en a trop mis, trop de produit..” Je ne rapporte pas ici le reste d’une conversation pas assez “observée”, ni indulgente, marquée par les ragots du village. Je suis occupé à tendre l’oreille vers le monologue du pèlerin (même tenue, changée, propre, même collier) que je perçois nettement, mais par bribes (terrasse nombreuse et bruyante) : “…j’aimerais bien y aller, à Lourdes [pèlerin, en effet] c’est là qu’il y a la grotte, à Lourdes. Bernadette Soubirous, c’est Bernadette Soubirous, elle l’a vue, la Sainte Vierge, alors elle lui a demandé de la construire, la cathédrale (…) quand on est mort, on revient sur terre, après….” toujours d’une voix calme et musicale.