Mercredi 7 septembre 2011, 10 heures du soir, place Sainte Opportune, dans le quartier des Halles (Paris, France) : je viens de la gare de Lyon et traverse la ville en compagnie de ma grosse valise à roulettes pour rejoindre Pigalle (temps à perdre) où l’amie Suzanne ne pourra pas me recevoir avant minuit. Je marche donc lentement, empêtré comme il se doit, sans que la fatigue me pèse trop. Mais au moment de descendre du trottoir j’aperçois de l’autre côté de la rue un grand type, japonais sans doute, planté près du feu rouge, anorak clair, pantalon noir, trente ans, jambes écart, épaules dégagées, grosses et solides chaussures, regard fixe lui faisant l’air froncé et déterminé (pas commode) de celui qui ne veut rien laisser passer. Il tient très fermement, disons comme une hallebarde, le guidon d’une trottinette. L’ensemble est impressionnant mais son équipage dérisoire et enfantin lui fait une allure si ridicule et inoffensive que je me résous à m’engager dans le passage piétonnier, après tout je ne risque pas grand chose, il n’a pas l’air si terrible que ça. Je suis bientôt à cinq ou six mètres de lui quand il cède, se retourne par la gauche et, très légèrement, file sur sa machine vers les Halles toutes proches ; je n’ai plus que le temps de vérifier un détail de sa tenue vestimentaire.
C’est que je l’ai reconnu, ce japonais à la trottinette, à quatre accrocs reprisés de fil blanc très nettement visibles au dos de son anorak, à la base du cou et sous les omoplates. Avant les accrocs, mon seul coup d’oeil n’avait pas suffit à le remettre. Mais oui, je l’avais déjà rencontré, dans le même enchaînement de confrontation franche et de dérobade furtive, et c’est bien lui, le même, la preuve : les accrocs sont bien en place. C’était le 30 juin dernier, face à l’entrée du Sénat ; j’étais en vélo, d’allure très lente comme à l’ordinaire, et il bloquait la rue de Vaugirard, toujours au passage clouté, toujours arrimé au guidon de son jouet, même tenue et même dispositif. La suite s’était déroulée très vite : il avait filé prestement, mais à pieds, dans la rue Corneille qui longe à cet endroit le théâtre de l’Odéon, trottoir de gauche. Je l’avais suivi en vélo pendant une dizaine de mètres, puis l’avais photographié de dos, sans insister, mais en notant tout de même les accrocs rapiécés qui marquaient le haut de son anorak. Et depuis, il était resté dans mes carnets à l’état de notation photographique sans que je puisse dire si j’avais eu affaire à un cinoque, pas le temps, trop vite et ces raccommodages n’étaient tout de même pas suffisants pour le ranger avec mes cinoques et la trottinette, ça arrive à des gens très bien, n’est ce pas ?..Mais là, rue Sainte Opportune, j’étais heureux (oui : effet de bonne humeur) de vérifier l’intuition de l’autre fois : cet air buté et théâtral, ce barrage contre le monde qu’il avait l’air de faire avec sa trottinette, ce bloc hostile, c’était sans doute une mission qu’il se donnait, un truc à faire, une histoire qu’il se raconte. J’ai déjà observé dans ces carnets que la répétition est un signe sûr de dérèglement, même léger. Ces cinoques, on finit par les reconnaître parce qu’ils font toujours la même chose ; cette obstination les détache de la foule commune, les dessine et les signale.