le cinoque du Bar Bac

Samedi 12 mai 2012, rue du Bac (Paris VIIe arrondissement) vers une heure et demie : quand je suis dans ce quartier, je m’arrête toujours au Bar Bac, où venait Blondin et le nom du café m’amuse ; je suis claqué, faut que je me repose, que je mange quelque chose : je suis rentré là pour une entrecôte de brasserie classique, décor ordinaire de cuivre astiqué, garçons de café épuisés, plat du jour : tout est en place. Je m’assoie et commande une bière tout de suite, et la viande dès que possible. Rien à signaler, peu de monde. Tout de même, le type installé à deux tables de la mienne, sur ma droite, aspire sa soupe à l’oignon avec un bruit de chute d’eau. Coup d’oeil amusé mais ça ne va pas m’empêcher de lire mon journal tranquille. Tout de suite il enchaîne, voix forte et bien posée, prise de parole tonitruante, à la ronde : ‘…et le Président, il revient. Il est au travail. OUF.’ Le nez dans sa soupe, il ajoute sur le même ton, sans lever la tête : ‘mon beau frère il dit ils sont comme des gosses dans une cour de récréation…’ Ventripotent, bien fringué, lunettes sur le nez, soixantaine bien tassée, sourcils en broussaille, verre de rouge ; je vérifie : personne dans la salle, mais le passage du garçon semble réorienter son soliloque : ‘…le serveur d’avant, mais quelle plaie, quelle plaie, non mais quelle plaie. A chaque coup il me faisait des crasses. Heureusement que tu es là, tu sauves l’honneur…’ Voix toujours aussi forte, mais pas de réponse du loufiat ; après sa soupe, lecture du journal La Croix, interrompue par une tirade plus confuse, où je perçois :’ l’année dernière, c’était un festival. Et le nouvel an, c’était un festival…’ sans que je sois sûr de ce ‘festival’, sans compter que la phrase était plus longue, plus tortueuse que ça, il me semble que ça parlait plutôt d”abondance’. Il poursuit son repas avec des tremblements que je n’avais pas remarqué, des gestes de fourchette peu assurés, des grognements de satisfaction. Il m’entend commander et ajoute : ‘…et moi aussi, un café serré. Et de suite…Bon, je finis…’ Puis, au moment où le garçon débarrasse, il répète très posément : ‘et moi aussi/un café/serré’ et quand il est servi : ‘y’a même les deux petits chocolats, c’est bien…les bonnes habitudes reprennent, c’est bien.’ Puis, rapidement : ‘ah, Antonio, l’addition, par carte bleue…’ Au bar, la conversation déborde, partie du Portugal, passant par le vin et la polenta, les courses (chevaux) et un exposé sur les puissants de ce monde, dont un habitué à casquette et veste de cuir a bien compris qu’ils se réunissaient à Bilderberg ; participation de la cuisinière qui se montre par le passe-plat : ça fait comme un choeur de bistrot, sur quoi se détachent les grands airs de mon cinoque ; je pense à Blondin et lui dédie le relevé de cette fine partition. Soupe-à-l’oignon range son ticket de carte bleue avec précaution, dans un élégant petit porte carte de couleur fauve ; il pousse toujours de courts grognements, graves et sonores. Il sort lentement, en traînant des talons.

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