Vendredi 13 mai 2011, vers 11 h.1/4, dans le bas de la rue Claude-Bernard (Paris Ve), je tombe sur mon joggeur de la Bastille, même tenue, même allure : il est planté à l’arrêt du 27. Je ne suis pas sûr qu’il attende le bus ; je m’arrête pas loin et vite calepin, notes, je suis si heureux de le retrouver (voir dans ces croquis celui du 10 mai dernier) que je décide de lui emboîter le pas (s’il bouge!). Toujours sa silhouette massive, et timide, empruntée, son air fébrile et inquiet qui lui fait jeter sans cesse des coups d’oeil rapides sur ce qui l’entoure. Et cette manière de bloquer ses mouvements, de s’empêcher de bouger qui m’avait semblée si curieuse l’autre jour. Il monte dans le bus sans ticket ; il est calme et reste debout dans le soufflet qui articule le 27 ; je reste à deux-trois mètres de lui, toujours calepinant. Il entreprend un très jeune homme, mais je ne peux entendre ce qu’ils se disent, cette situation dans le bus étant non seulement inconfortable, mais aussi très bruyante : mon homme est très souriant mais il se passe avec insistance la main sur le front comme font tous les préoccupés qui veulent se délasser. Je m’approche ; il parle de “…sprint…19 kilomètres/heures…rythme….course…”. J’entends plus nettement : ” les kenyans sont tout maigres, mais moi, je peux pas, je fais 100 kilos, je suis trop gros”. Son jeune interlocuteur ne peut en placer une. A la station Gay-Lussac, il salue le jeune homme, lui serre la main en souriant, et descend. Je le suis à vingt-trente mètres, excité de ces hasards de la ville qui m’ont fait le retrouver. Il traverse rapidement mais, une fois sur le trottoir, près de l’entrée de la station RER Luxembourg, il s’arrête un long moment (foule, et lui, planté-là) ; puis repart en boitillant. En somme, il est difficile à suivre ; il marque ensuite un très long arrêt devant l’entrée principale du Luxembourg qui semble faire pour lui une frontière très nette ; il observe les joggeurs qui, à cet endroit, passent très nombreux. Il reste à l’extérieur du jardin, puis décroche : il remonte lentement le boulevard Saint-Michel, l’air très préoccupé. Je ne redécris pas ici sa tenue, strictement la même que l’autre jour, blouson, training, baskets immaculées ; sa “manière” aussi est inchangée, irrégulière et bloquée, traînante mais très rapide par à-coups. Il entre dans la sanisette située face au 75 du boulevard ; j’attends sa sortie sur un des bancs proches du Luco. Un long moment se passe, qui me persuade que je l’ai raté, que j’ai loupé son départ, personne ne peut rester comme lui vingt minutes dans une sanisette, ce n’est pas possible. Je reste à mon journal ; le revoilà qui entre sans attendre par la petite porte du boulevard ; il s’élance (on dirait que, dans sa sanisette, il a pris une décision, qui l’aide à se mettre à la course) et me passe devant sans me voir : très petites foulées traînantes et amples mouvements des bras, poings serrés, comme s’il courrait vite, alors qu’il est très lent. Quarante mètres plus loin, il s’arrête. Il n’est pas loin, je vois bien que ce n’est pas l’essoufflement ou la fatigue qui le stoppe, c’est autre chose, sans que je puisse dire quoi ; il reste sur place, et fait quelques pas gênés en traînant des pieds ; il hésite et s’appuie à un banc, comme font les coureurs quand ils s’occupent à leur gymnastique d’étirement ; il est inquiet visiblement ; il hésite longtemps et marche à pas saccadés vers un autre banc, sur cette tangente à la place centrale très fréquentée par les autres joggeurs. C’est ça qui l’intéresse, la course, et la grande question : comment se mettre à courir ? Station près d’un banc, quelques pas pour s’élancer, puis course très brève : il répète la manoeuvre deux fois. Moi, je reste à mon banc, je l’observe de loin : il est inquiet, mais toujours pareil, sans qu’on perçoive le moindre crescendo, sans qu’il paraisse plus fébrile maintenant que tout à l’heure, non, : il répète son truc, et son truc, c’est la course ; il est très absorbé, soucieux, courir/ne pas courir, s’élancer ; il est empêché, coincé, il piétine. Je me dis que ça va durer toujours, aujourd’hui comme mardi, à Bastille, au Luxembourg, partout, toujours. Je m’éloigne.