Vendredi 27 mai 2011, comme je sors du tabac-journaux du village (Drôme, France), je butte sur ce grand type que j’appelle ici le Vétéran-du-Vietnam. Il est planté sous le porche ancien où tout concourt dans le village, jambes bien établies, solide. Il est vêtu d’un short à ourlet et de galoches de jardinage, chemise épaisse à carreaux ; tête rasée de près. Toujours son impeccable élégance sportive et “naturelle”, toujours dehors, très “adapté” finalement, survivant-mais bien-de pas grand chose, cueilleur et ramasseur, récupérateur astucieux. A quelques mètres de lui, je ralentis ; il me tourne le dos : j’ai le temps d’observer ses mains, et ses doigts qui tiennent une cigarette roulée. Il me semble atteint de cette maladie dite “des baguettes de tambour” qui fait le bout des doigts uniformément arrondis autour de l’ongle. L’amie Suzanne m’avait expliqué un jour que c’est le symptôme de quelque chose de grave et qu’on retrouve ce défaut dans des tas de problèmes respiratoires. Je pense à ça en lui passant devant ; je vais au pain et, comme je ressors de la boulangerie, je vois mon Vétéran attablé maintenant à la terrasse proche du PMU ; je le rejoins, table voisine, je prends des notes sur la première page de mon journal. Il est hâlé, visage fermé. Rien dans tout ça ne permet de le ranger dans mes cinoques, rien. Si ce n’est le souvenir de ses mouvements d’humeur qui le débordent devant les jeunes femmes, que m’avaient rapporté la libraire et dont, une autre fois, j’avais été le témoin, sous ce même porche. Mais le plus souvent, il a une allure de marginal, sans plus, un genre de survivant-urbain, d’une ascèse très sûre. Il s’égaie d’une plaisanterie du patron du PMU, qui est venu lui apporter son café et qui dit à une de ses vieilles clientes : “…vaut mieux manger un bon bifsteak…” Vétéran en rigole longtemps après la fin du dialogue. Sa cigarette de tout à l’heure à peine éteinte, il s’en roule une autre, en souriant.