un cinoque, coureur empêché

Mardi 10 mai 2011 vers midi, comme je remonte le boulevard de la Bastille, vers Austerlitz, je butte sur un joggeur que me signale son allure très irrégulière et précautionneuse. C’est un Noir, jeune, chauve et barbu, vêtu d’un pantalon de treillis, d’un blouson léger et de baskets impeccables ; il court à très petites foulées en traînant des pieds. Il s’arrête à un plot du passage piéton et s’appuie dessus ; il semble récupérer de ses efforts ; il a l’air très sérieux et méditatif, concentré ; il se parle, comme s’il se raisonnait ; je le double. Il repart, et me repasse devant ; je détaille mieux maintenant sa course lente : coude au corps, il bouge les bras dans une cadence plus rapide que celle de ses jambes. Il soulève à peine son pied droit, qui produit un bruit de frottement très net. Mon joggeur est lourd plutôt qu’athlétique et son treillis est suffisament moulant pour qu’on devine des cuisses imposantes et, à deux ou trois reprise, il a ce geste de dégager son treillis de la raie de ses fesses. Mais je suis surpris quand, au bout d’une course de cinq à six mètres, il s’arrête à nouveau pour s’appuyer d’une main à un même plot, pour se lancer dans la même sérieuse discussion avec lui-même, qu’il interrompt pour se regarder dans la vitrine du magasin de moquettes qui se trouve à sa gauche. Le même manège va se répéter au long du boulevard : doublement, arrêt, observation, notes et mon joggeur méditatif qui n’arrive pas à s’élancer plus de cinq-six mètres. Je comprends que, s’il s’arrête aussi fréquemment, ce n’est pas pour se reposer, et d’ailleurs il n’est pas essoufflé, ni transpirant, ni rien, non, c’est à l’inverse comme s’il luttait pour courir, comme s’il devait s’arracher enfin à son bout de trottoir, avant d’être très vite immobilisé par quelque chose qui le préoccupe ; ce n’est pas la fatigue qui l’arrête, son effort pénible consiste plutôt dans son arrachement : c’est se mettre à courir qui lui semble difficile.

Je le précède maintenant d’une cinquantaine de mètres et ne l’attends plus ; quand je passe devant La Maison Rouge je perçois très nettement quelques mots de la conversation qu’engage une jeune artiste avec le vigile qui garde l’entrée de la galerie : elle demande à parler avec le directeur et parlemente ; je décide de m’installer à la terrasse d’une pizzeria que j’apprécie d’ordinaire pour observer le manège de la jeune femme (pâleur, robe noire, chignon, grands gestes qui, peut-être abusivement, me donnent à penser que c’est une artiste) : le vigile, très aimable, est reparti et elle semble préparer quelque chose, une sorte de dispositif simple, à partir d’un peu de matériel (couverture et panier?) posé devant elle. Mais voilà que se pointe le joggeur empêché, qui engage la conversation, tout sourire ; il tend la main à la jeune femme et lui parle, très animé. Je ne peux entendre de quoi il retourne et leur discussion dure très peu ; il poursuit son chemin et passe devant ma table, s’arrête pour un moment de repos et repart vers le pont d’Austerlitz de la même problématique et traînante démarche.

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