le cinoque bon chrétien de la ligne 12

Vendredi 27 janvier 2006 à Paris, entre Pigalle et Madeleine, sur la ligne 12 (métro). Je sors de chez Philippe où nous avons très vite déjeuné d’un plat de ravioles recouvertes des légumes de la soupe d’avant hier. Dehors, il fait un froid de gueux. Je suis détendu, rendu de très bonne humeur par la gentillesse de ce repas amical ; je suis bien sapé de mon costume de velours violet ; je me tiens appuyé de l’épaule, près de la porte d’entrée du wagon ; peu de monde. Monte à Saint-Lazare un type parmi d’autre, sinistre, que je remarque tout de suite à son entrée, mais à quoi ? Pas grand chose, mais je me dis, celui-là, par exemple, quel cafard, ça fait pas un pli et je hasarde une classification : c’est un cinoque de la sous famille des sévères, pas un blagueur, attention quand ça va partir. Trente ans, maigre, visage au couteau, nez fort et tranchant, peau très marquée, cheveux mal coiffés et gras, plaqués. Acné prononcée, teint pâle : les marques rouges sont soulignées par le grand froid du dehors : sa peau est tendue, et le bords de ses lèvres blancs. Il est vêtu d’une veste trois quart triste, vert sombre, de type anorak passe partout. Echarpe noire bien nouée aux pans rentrés, pantalon marron assez ajusté, chaussures de marches à oeillets, en bon état. Je me dis assez vite que mes notations et mes griffonnages rapides dans mon calepin sont peut être inutiles, que mon cinoque n’en est pas un ; qu’il est plutôt calme, que j’ai jugé trop vite. Rien à signaler, je l’ai sans doute pointé parce qu’il a l’air malade de tristesse ; je voulais peut être manifester mon contentement d’être là, et la cruelle comparaison qui s’en suit. Mon fantôme boutonneux se dirige vers le strapontin qui fait face au mien ; il s’assoit et pose un petit sac à dos sur ses genoux tenus très serrés. Il tire de son sac une demi-baguette (ça s’accélère, je reprends confiance) de pain blanc ordinaire, enveloppée d’un léger papier de boulanger. Il se redresse, dos droit, et penche la tête, menton en avant ( je le savais bien…nous y voilà…) ; il ferme les yeux. Je vois maintenant le haut de son crâne, ses cheveux collés. Puis : pouce, index et majeur crispés ensemble, il fait lentement un signe de croix, une fois, deux fois. Il articule une prière silencieuse aussitôt qu’il a relevé la tête ; coup d’oeil circulaire, mon missionnaire continue à se parler. Soudain il coupe un bout de pain : le geste est disproportionné et vigoureux, fort : il attaque sa demi baguette sans que rien dise s’il a rompu son pain avec le même souci liturgique que tout à l’heure. Madeleine : je descends.

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