Dialogues de la crémation.8.

LES POULES
[Auteur de La mort en cendres, le philosophe Damien Le Guay estime à 2,5 millions le nombre d’urnes dont on a perdu la trace. En effet, il n’est pas facile de décider où on va les mettre, les cendres de nos morts.]
-A la mort de mémère, on a cherché pépère, bien sûr, l’urne, où elle avait rangé l’urne de pépère. Personne savait, on l’a cherché partout, au grenier, dans  leur chambre, partout. Et rien, on a rien trouvé : on avait perdu pépère, enfin…l’urne. Et puis un jour, y’a pas longtemps, en nettoyant le poulailler un peu mieux que d’ordinaire, on a trouvé pépère, l’urne : elle avait rangé pépère dans le poulailler, tu te rends compte…
-Sacrée mémère. Mais moi, ça me choque pas, je trouve ça plutôt bien. Avec ses poules, il a finit avec ses poules, et il y est encore, ça me choque pas. Il les aimait bien, ses poules, pépère, on peut pas dire le contraire, elles le rendaient heureux, les omelettes, la pâtisserie, tout ça, il les soignait, il leur parlait beaucoup : je trouve ça plutôt bien, d’avoir rangé pépère avec ses poules…
-… tout de même, t’es bien indulgente…mon père au poulailler, j’ai du mal. Et puis, c’est pas ce qu’il voulait, il l’avait dit : il voulait être répandu près de la rivière, au frais, au calme. Près de la rivière, et pas dans le poulailler, ça avait une autre allure, tout de même.
-Bah, c’est du dogmatisme, ton truc des dernières volontés…
-Du dogmatisme ? Et puis quoi encore ?..
-Oui, de la pensée rigide : s’il fallait faire tout ce qu’ils veulent, les morts…les funérailles, les cendres, les urnes, tout ça, c’est fait pour les vivants, pour nous, pour qu’on continue à discuter avec nos morts. Et mémère, elle discutait avec son jules, avec pépère, même mort : elle devait lui dire : ‘ben, tu seras mieux avec tes poules, tu y avais pas pensé, tu pensais comme d’habitude, à des grands bidules, à la rivière, au temps qui passe, tout ça, des grands bidules, mais le mieux, c’est tes poules.’ Et le pépère, il a bien dû se rendre à l’évidence : le mieux, c’était le poulailler, les petites choses de la mort, les poules, les oeufs, les omelettes…
-T’as peut-être raison…mémère avait peut-être raison. Qu’est ce qu’on fait alors ? On laisse pépère avec ses poules ?
-Bah oui, c’est ses dernières volontés à elle, pour pépère. On va pas le sortir de son poulailler, i s’est habitué.
-Et elle ? On la met où, mémère ? Elle voulait quoi, pour son urne à elle ?
-Elle voulait qu’on la répande près la rivière…
-C’est une manie, la rivière…
-…on a qu’à désobéir. On fait pas ce qu’elle dit, on fait c’qu’elle fait : on la range dans le poulailler, avec pépère…
-Et on les sépare pas…tu te vois, toi, séparer pépère et mémère ? C’est ça le mieux, on les sépare pas, ils s’occupent des poules tous les deux, tranquilles, tous les deux, on les sépare pas…
-On les sépare pas, t’as raison. On va mettre mémère au poulailler, tranquille…Faut prévenir les autres, c’est tout. I s’ront d’accord ; faudra discuter un peu, mais i s’ront d’accord…
-…ou alors, on leur dit rien…on fait comme mémère…on dit rien…
-Oui, on dit rien…d’accord, on dit rien.

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