C’est l’écriture de ma grand mère, très reconnaissable, sur cette bouteille d’eau trouvée dans le placard aux apéritifs quand nous avons emménagé dans la vieille maison de Chabeuil. Écrit au bic (tracé irrégulier mais appuyé, qui laisse des blancs dans le plein des lettres) sur une étiquette auréolée d’humidité et mouchetée de déjections d’insectes, dont les coins arrondis sont décollés : eau benite, sans accent. L’étiquette est collée de travers, posée à mi bouteille, sur la partie supérieure du fût. La bouteille est de verre épais, vert sombre ; elle porte en relief, disposée en losange, la mention : déposé, propriété de J.Astier S Bourg de Péage Drôme. Dans le haut de la bouteille, de chaque côté de la bague, deux encoches signalent le système de fermeture d’une bouteille de bière, ou de limonade. Une recherche patiente m’a mis sur la piste documentaire des collectionneurs de verrerie ancienne : la notre est bien repérée par un vendeur hollandais, la même, 7 centimètres de diamètre pour 20 centimètres de haut ; elle est dite ‘mondgeblazen’, souflée à la bouche et estimée à 12 euros. L’usage n’est pas précisé, ni l’entreprise Astier répertoriée. Ma grand mère, Marie Ollat, épouse Gauthier, est née à Marches, dans le canton de Bourg-de-Péage, ça colle pour la provenance, d’autant que mes tantes étaient toutes, à un moment ou à un autre de leur jeunesse, ‘placées’ chez un pâtissier de cette ville, la maison Gélibert. Ça pourrait être ça : les tantes ramènent à la maison une bouteille de limonade, et leur mère y coule de l’eau bénite, puis range l’objet sacré à l’abri, pour un usage ultérieur, on sait jamais. Le tout, bien dans l’esprit récupérateur et un rien jean foutre de la famille : vin de noix, guignolet et eau bénite.
La bouteille est bouchée, d’un bouchon de liège cassé à l’intérieur du goulot, vieux bouchon séché qui laisse sans doute passer un peu d’air, qui favorise sans doute l’évaporation de l’eau bénite. Il n’en reste plus qu’une hauteur de 9 centimètres et, en écrivant cela, je pense à mon père, qui aurait déjà calculé le volume restant, sans attendre plus longtemps les considérations fantaisistes et hésitantes du fiston biographe et questionneur. Je nous connais tous les deux, et lui un peu mieux depuis qu’il est mort : j’aurais fini par relever la tête en murmurant quelque chose comme : ‘…me demande bien combien ça fait, combien il en reste…’ et il aurait répondu très vite et malicieusement : ‘un peu plus de trente quatre centilitres…faut se grouiller…c’est le volume du cylindre…’ je le connais et c’est ce qu’il aurait dit, tant la drôlerie était chez lui liée au temps qui passe, et au calcul.
Comment cette bouteille est elle arrivée là, dans une famille pas plus catholique que ça, pas superstitieuse ni attachée à l’eau quand elle est sainte, ou bénite ? Mon grand père était plutôt grande gueule à ce qu’on dit, d’un genre à croquer de l’éclésiastique ; je fais donc l’hypothèse que cette bouteille n’a pu atterrir dans son placard à apéro qu’après sa mort. C’est ma datation à moi : pas avant 1957 et la mort du grand père, pour des raisons approximatives et légendaires, la légende du grand père plus près des bistrots de Chabeuil que de son église. A l’estime, comme ça, en regardant cette bouteille, je me dis que l’évaporation bénite n’a pu se produire que très lentement, il en manque pas mal, et ça a bien dû prendre allez…une soixantaine d’années. L’écriture de la grand mère est encore sûre et nette. Le bic ? Disons 1960-65.
C’est un garder sacramental.
Garder était sacré ; l’évaporation n’était pas prévue pas une famille d’évaporés. Et puis….c’est comme une diffusion de la prière, non ? un brouillard d’adoration des particules de dévotion ? lithurgique lenteur des buées familiales vapeur de nos croyances ma grand mère les tantes ses filles avaient dû rapporter ça de Lourdes elles y allaient surtout Simone et l’eau bénite est-elle toujours bénite, après tout ce temps (péremption) ou alors il y a-t-il au fond (34 cl) de la bouteille comme un résidu de bénédiction (concentré) ça c’est bien des questions à nous, à la famille la malice la ruse argumentaire les considérations imbéciles et qu’en dirait le curé ? le curé ? y’a pas la lumière à tous les étages (ça, c’est ma mère, vacharde)(mais elle aurait dévié tout de suite, chamboulé la conversation et ajouté : ‘…moi, j’aimais bien ça, la limonade de Bourg de Péage…’) ((Un temps.) ah parce que tu en buvais, toi, de la limonade de Bourg de Péage ? C’était quand ? Tu travaillais où ? )(elle : mais j’en sais rien, moi, je disais ça pour te faire plaisir, d’abord j’aime pas la limonade et puis je me rappelle pas de tout ça)(maman, tu dis n’importe quoi, comme d’habitude mais un peu moins depuis que tu es morte…)(t’es gentil.)
Mais j’ai bien compris que ça va s’évaporer lentement ; alors, dois-je ouvrir cette bouteille ? Laissant de côté le pourquoi faire, pour prier, pour faire ton signe de croix et t’auras l’air fin si cette flotte vieillie n’est plus aussi bénie qu’indiqué sur l’étiquette, après tout ce temps et d’abord il faudrait que t’y crois un peu, tout de même, au bonguieu, pour t’asperger d’eau bénite avant la prière? J’en reviens au calcul qu’aurait produit mon père : sachant qu’au bout de soixante ans, il ne reste que 34,5 centilitres d’un contenant de type calculez combien de générations vont se trouver confrontées à ce genre de question idiote, et au bout de combien de temps y’aura plus d’eau dans la bouteille bouchée mais vide ?
Oui mais imaginons maintenant un fils petit fils ou arrière petite fille qui comme ça un jour, se mettrait à y croire, à la prière et à l’eau bénite, ça peut arriver, on peut pas écarter l’hypothèse du descendant baptisé ou de la descendante convertie qui trouve la bouteille dans la bibliothèque du vieux (moi) et qui se lance dans sa foi nouvelle en priant en priant en priant en s’aspergeant cruxiformiquement. L’enfant se trouve alors devant un cas de conscience ça arrive quand on prie avant ou après la prière et se pose la question de l’ouverture de la bouteille pour profiter de la bénédiction pour mieux prier et demande alors au bonguieu un conseil monguieu aide moi je veux laver ma conscience m’asperger les pêchés, esprit saint aide-moi il en reste à peine de l’eau bénite de l’ancêtre dois-je tout utiliser de l’eau familiale pour ma seule prière et y’en aura plus ah la la ah la la d’un coup comme ça pour une seule prière d’un coup comme ça tout vider de la sainte bouteille familiale et bénite que faire que faire monguieu que faire ? Oui mais si je fais rien (retour de conscience) si j’m’asperge pas si je la laisse l’eau dans la bouteille si je fais rien et que ça continue à s’évaporer comme ça sans rien sans que personne en profite pour prier c’est pêché n’est ce pas ? monguieu c’est péché comme ça rien faire pas prier. Egoiste (ça c’est ma mère, qui prononçait sans le tréma) égoiste tu peux pas prendre toute l’eau bénite de la famille pour toi tout seul pour toi toute seule pour ta prière à toi tout ça passeque toi tu dis que tu crois dans le bonguieu comme ça d’un coup c’est trop facile faut laisser cette bouteille d’eau bénite dans la vieille maison la laisser s’évaporer lentement passeque nous notre seule religion notre seule prière c’est le temps qui passe c’est pour ça qu’on prie pour que le temps passe sans trop nous meurtrir laisse-la s’évaporer cette eau et si elle est bénite et ben la vapeur est aussi bénite non ? et ça profite alors à toute la maison à toute la famille c’est ça qu’y faut faire rien faire. Ça c’est ma très rabbinique mère à la casuistique flottante tournée vers la seule réponse qui vaille faut rien jeter laisser pisser c’était là ça y reste et on verra bien quand je serai morte (c’est fait).
Nota : il me semble que personne dans la famille ne serait assez filou passé présent futur pour aller au bénitier paroissial pour un refill, un rajustement de la hauteur de flotte. Non, pas le genre. Ne saurais trop dire pourquoi.
Mon fils, je le connais il résumerait l’affaire : la bouteille, elle est bénie passqu’elle est là, c’est tout. C’est ça qui la bénit la flotte, c’est qu’elle est là. C’est la famille qui bénit la flotte, et pas l’inverse. Malin et rapide, on comprend qu’il pratique un ipso facto radical.
Ma fille je la connais elle résumerait l’affaire mais ta grand mère, elle s’en foutait non ? sinon elle l’aurait vidé, sa bouteille. L’eau bénite ça sert à rien quand on s’en sert pas et quand on s’en sert pas de l’eau bénite, ben elle est plus bénite. Alors nous ben on fait comme ta grand mère on s’en fout de l’eau pas bénite. Maline et rapide, on comprend qu’elle pratique une concrétude contradictoire.
On comprend que, par ce texte, j’ai réuni le conseil de famille et que bon après consultation le sujet est difficile laisser faire s’évaporer attendre la grâce ou s’en saisir prier sans croire garder du vide et bien après consultation je vais ranger la bouteille benite d’eau familiale dans la bibliothèque à l’abri à l’ombre du côté des livres que je regarde souvent et que j’ouvre peu des grands dictionnaires des vieilles encyclopédies qui s’évaporent.