[celui-là n’est pas un cinoque à proprement parler, c’est un allumé, à bout de fatigue][mais, dans son cas, la nuance est mince. Après réflexion, ce catholique translucide et fervent prend donc place dans ces croquis…]
Vendredi 13 mars 2015, salle d’attente du bout du quai, gare de Lyon ; je m’installe et relève le nez vers un jeune homme bien mis, très soigné, cravaté et vêtu d’une sorte de redingote hors mode ; il lit comme on prie, recueilli, très penché sur l’ouvrage. Je remarque son air très fatigué, les yeux cernés d’un noir profond ; comme il est très pâle, ça fait l’effet d’une tristesse exaltée. De toute façon, il relève peu le nez ; je prends bien garde à noter tout effet de somnolence, qui ne viendra pas. Le titre du livre est : Le christ dans nos frères, de Raoul Plus, s.j.
Le bel hasard : après l’appel de mon train, je retrouve mon prieur dans mon coin de wagon, à une place en face de la mienne. Il ne fera que lire, mains fines, très soignées, coupe de cheveux au millimètre. Tout de suite, il tire Le christ de sa sacoche et reprend sa lecture après avoir inscrit son nom sur la page de garde. Trois pages, puis il prend un autre livre : Demain la chrétienté, de Dom Gérard ; il efface le prix de 4 euros porté sur la page de garde, et entame sa lecture. Qui ne dure guère : il sort un autre livre : Elément de philosophie II de Jacques Maritain, sous titre : L’ombre des concepts. Là encore, pas plus de deux pages, et toujours son air fatigué. Il ne lève pas le nez, aucune attention accordée au reste du train, au paysage, rien que sa lecture…Ses livres sont maintenant disposés sur la petite tablette métallique qui nous sépare, tous vieux machins écornés, au vieux papier défraîchi. Et puis il s’assourdit avec des boules Qiès prises dans une petite boîte idoine, d’un geste très habitué : serrement de l’objet et installation soigneuse au creux de l’oreille. Mais il lit encore, tourne ses pages d’un geste précis, sans cesse attentif, distrait par rien, pas de contact avec ses voisins, isolé, fermé. Et puis il replie ses livres, les range, sort un chapelet de la poche du manteau qu’il n’a pas quitté et déroule ses prières (pas un mouvement des lèvres) pendant le reste du voyage. Mais, à un très léger fléchissement de la tête, et à une pause dans les mouvements de ses yeux fermés, je devine bientôt qu’il dort. Peu avant la gare de Valence, où nous descendons tous deux, il rouvre les yeux, range son chapelet et fait un rapide signe de croix. Il n’a rien dérangé de sa mine très tenue ; il est resté très concentré sur son affaire ; et toujours son air épuisé, rincé de tout.