Rue Daubanton, le lundi 23 janvier 2012 vers quatre heures, je passe devant le tabac Le Mirbel, un grand café qui est presque au métro quand j’aperçois, installé seul à la terrasse de ce PMU, un cinoque que je reconnais tout de suite : celui du Starbuck, le vieux cinoque à la pipe dont j’ai parlé dans ces carnets à la date du 29 juin dernier. Il fait grand froid, piquant et venteux et personne ne peut tenir bien longtemps dehors par ce temps : ça fait comme un climat d’étrangeté-et d’inquiétude- autour de sa silhouette : il est plié en deux, tendu et s’agite de courts mouvements saccadés d’un buste qu’il balance d’avant en arrière. Sa bouffarde l’enveloppe d’un épais nuage de fumée. J’entre dans le café et m’installe juste derrière lui, mais de l’autre côté de la vitrine, calepin, phototéléphone à plusieurs reprises ; je décide de prendre mon temps à l’observation de Starbuck, que je suis très heureux de retrouver ; j’ai déjà dit ici que ces retrouvailles me faisaient comme des nouvelles et d’abord : ils ne sont pas morts et comment ont ils passé tout ce temps depuis qu’on ne s’est vu ? Ça me permet aussi de nuancer ces portraits qui, sans ce surcroît d’observation sont marqués, même si je m’en défends , par la crainte, ou à tout le moins par la surprise ; les revoir me familiarise avec mes cinoques et estompe dans mon esprit leurs traits les plus spectaculaires.
Bonnet serré porté bas sur le front, baskets très usées, chaussettes de tennis et pantalon de treillis ; sur son guéridon : petite tasse à café, pot de lait, cendrier et grosse boîte d’allumettes, paquet cubique de tabac caporal. Il apostrophe un automobiliste qui vient de se garer et semble lui taper de l’argent, réponse aimable et souriante, mais négative : ils ont l’air de se connaître. Il reste tendu par le froid et tire sur sa pipe sans discontinuer. Tristesse dans le regard ; il a l’air plus vieux que dans mon souvenir. Seul trait de dinguerie à la vérité, mise à part sa ‘situation’ : il parle seul. Je perçois le son de sa voix, sans toutefois distinguer ce qu’il dit.
Une grosse dame très souriante approche. J’entends mon cinoque : ‘bonjour, ça va ? ‘ Elle ralentit et répond avec un fort accent russe : ‘ ben, j’ai rien, hein…’ Tout de suite, une autre grosse dame, plus âgée, s’arrête ; elle lui parle, dégrafe son manteau et sort un porte monnaie d’où elle tire du bout des doigts quelques pièces qu’elle pose sur le guéridon. C’est suffisant, tout juste, d’après ce que je peux voir, pour régler le café du bonhomme.
Dans mon dos, excitation de turfistes, qui fait un fort contraste : télé et arrivée d’une course de trotteurs, tchatche réjouissante des parieurs qui ont perdu (évidemment) : ‘et le 5, il se pointe comme un trou de balle…il est donné dans les outsiders.’ Je note que les tenanciers du PMU sont chinois, ou approchant.
Puis un vieil espagnol (pari) qui vient de faire ses courses stoppe à son tour devant Starbuck ; il lui parle sans attendre de réponse, forts gestes de persuasion (?) Ne donne rien et s’éloigne vers le Carrefour Daubenton. Ces brefs échanges avec les passants indiquent sans doute que Starbuck est familier de cette terrasse du Mirbel. Il tape très fort sa grande pipe dans la paume de sa main, longtemps. Puis, assez vivement, il replie ses gaules, ramasse son petit matériel, se lève, finit son café et se dirige à très petits pas vers le comptoir où il tend son cendrier au patron (qui lui tire une sale tête) et dit : ‘ ça, c’était celui qui était pas dehors.’ Il va s’asseoir près des toilettes (grande salle) et commande bientôt un autre café. Au retour du garçon, Starbuck change de place et s’installe côté rue de Mirbel, tout contre la vitrine ; il ôte son bonnet et prend ainsi un air beaucoup plus jeune et détendu, ses yeux clairs semblant moins marqués de fatigue. Il se tient mieux, sans cesser de parler seul : il parle dans sa barbe, bouche tordue. Mais, finalement, je suis comme soulagé que mon vieux cinoque à la pipe ait pu rentrer se mettre au chaud, que le reste de l’après midi lui soit plus favorable et tranquille : j’ai rencard à cinq heures chez Wajcman, dans un quart d’heure, je file.