Paris, lundi 28 novembre 2011, vers 6 heures, au restaurant Mc Donald des Gobelins, halté pour un encas désoeuvré et reposant (jamais autant marché dans Paris que ces jours derniers. Et pourtant…) Peu de monde dans la salle du bas, atmosphère de tranquillité, sorte d’amabilité générale qui me va bien : je repère immédiatement une farfelue et m’installe face à elle, à une place confortable ; elle est plongée dans un livre dont elle ne se relève pas, ce qui me promet des notes peinardes et appliquées : petite soixantaine très décorée et habillée de couleurs très vives, rose-brillant et vert pomme dans des tissus scintillants, très beau béret plat agrémenté sur l’oreille d’une fleur de feutrine assez bien composée, cheveux filasses qui semblent coiffés en couettes de petite fille, poignet droit ornée d’un tatouage sophistiqué, collier sportif de marque Kalenjii où pendent ses clefs. C’est une lectrice attentive, qui a disposé autour d’elle un matériel papetier complet : crayon, trousse, enveloppes griffonnées dont elle ne s’occupe pas, pas plus que de son téléphone mobile : son installation de détail montre qu’elle est là depuis longtemps. Bijoux fantaisie, traits de maquillage bleu sur les paupières, très au bord de l’oeil, cils très bien marqués, rouge à lèvres clair et bien dessiné : poupée lectrice, en somme, appliquée. Ça dure et je me dis qu’elle colle bien à cette idée première des cinoques, prise chez Fargue : des lecteurs d’époque, journaux ou autre, des savants, des profs délabrés, réfugiés dans les coins tranquilles des bistrots, lents et affairés, chez eux, clients très économes dont on voit bien (Fargue) qu‘“ils ont été bien, jadis.” Sont pas dingues, non, mais le temps leur a passé dessus pour les échouer dans les coins de la ville, avec leurs histoires et leurs occupations livresques. Cinoque stricto sensu, la lectrice du Mac Do est conforme au type, dans un refuge qui hérite des brasseries où Fargue les inventaient ; j’ai déjà noté ici que ces restaurants sont les seuls populaires où du temps est donné (en plus de la bienveillance) aux déclassés qui y trouvent refuge.
Elle s’anime-seule, pas de sollicitation, sans agitation-et s’occupe à des notes de dos d’enveloppe. Mais sa manière est difficile à saisir, que fait elle et pourquoi, étrange manège entre un petit carnet qu’elle lit et feuillette et ses enveloppes où on dirait qu’elle reporte ce qu’elle pioche dans le calepin et quel rapport avec le bouquin de tout à l’heure (posé-ouvert : la couverture laisse voir que c’est un livre de Beigbeder, un livre de poche). C’est calme, mais confus ; déterminé et méthodique (et trop répétitif pour être honnête) mais incompréhensible. J’y passe du temps, et me lève même pour une meilleure observation, d’un autre point de vue, mais rien à faire : son manège savant me reste obscur. Elle fouille maintenant dans un grand cabas qu’elle avait posé près d’elle sur la banquette ; long farfouillage et soupirs répétés ; hochements de tête ; temps qui passe ; elle ne trouve pas ce qu’elle cherche ; souci manifeste. Elle ne revient pas à son livre et commence un long rangement de ses affaires, trousse et calepin, papiers et pointe bic qu’elle engloutit dans son grand sac ; vraiment le déménagement de son installation l’occupe un moment mais elle a quitté son air soucieux et soupirant ; elle a retrouvé sa patience d’avant ; elle se lève et, plan plan, entreprend de s’habiller : petite, boulotte, manteau de feutre vert vif, pantalon de coton rose très ample, caractéristique des années hippies. Les vérifications sont nombreuses, aller-retours au cabas, dans les poches, et rassemblement des trois sacs qui forment son bagage. Elle ôte son béret d’un geste d’habitude ; elle sort ; je la suis ; elle remonte le boulevard Arago ; elle entre dans l’épicerie Franprix voisine ; je l’y retrouve au rayon des produits réfrigérés (elle tient un paquet de tranches de saumon) où elle a commencé une conversation (voix très basse, hésitations) avec la jeune mère d’un enfant : “…quel âge ?…Deux ans…Ah, deux ans…” Je file.