Vendredi 25 novembre 2011, à peine 8 heures du matin sur la place du Marché aux fleurs, où je suis venu tôt pour augmenter ma collection d’images de triporteurs, ces ‘trasportacosa’ que j’aime, débrouillards et légers. En Italie, il y en a de toute sorte, neufs ou déglingués et j’ai bien repéré hier, en passant sur la même place, que je serai plus tranquille au petit matin pour mes photographies, sans les touristes, sans les clients, avec seulement les forains qui chargent et déchargent leurs petits engins qui m’amusent. Ça marche bien, des estafettes en pagaille que je saisis sans façon avec mon phototéléphone ; je suis à la fête, beau temps doux, très occupé à enrichir ma collection quand, en me relevant d’une photographie pour laquelle je me suis accroupi devant une machine chargée de cagettes de légumes, je me retrouve nez à nez avec la jeune femme qu’on voit ici. Je suis à moins de deux mètres mais elle ne me voit pas ; je la photographie. Elle est noire, jeune et très fatiguée ; sans être agitée, elle a l’air tendu et harassé, cheveux blonds collés, vêtue de noir, collants sales et très ajustés, grosses chaussures très montantes ; elle marche sans s’arrêter, à petits pas traînants, les mains sous les aisselles. J’ai peur qu’elle ne file ; je la suis (notes immédiates dans calepin Clairefontaine) jusqu’à la rue des Cappelari, au nord-est de la place. Là, elle s’arrête aux confins du Campo, juste à l’endroit où commence la rue des Chapeliers ; tout à fait immobile, elle attend un long moment sans broncher et finit par tourner les talons et reprendre sa déambulation fantomatique sur le Campo. Rien ne change, même allure, il est très tôt, mais d’où vient elle ? elle ne va pas tenir toute la journée, elle va tomber et je me dis maintenant qu’elle a ce mauvais visage des junky, gonflé et tendu, marqué et sans âge ; jamais elle ne s’arrête et jamais elle ne relève la tête ; elle retraverse la place aux fleurs.
Près d’une demi heure est passée à l’observation affairée de la cinoque aux collants et je décide de m’en retourner à mes triporteurs. Mais bientôt, vers la place du Paradis, dans le coin Sud Est du Campo : un incident : une vieille dame est assise au milieu du passage, installée sur une chaise, très entourée d’un groupe de forains qui la consolent ; elle a dû tomber et elle se ressaisit, manteau noir et cheveux coquets ; je reste derrière eux, amusé et attendri par la gentillesse et la prévenance du petit groupe ; les cajoleurs sourient. Mais voilà ma cinoque aux cheveux jaunes qui se plante là, tout près d’eux, à moins d’un mètre ; elle reste sans rien dire ni faire, figée ; un jeune forain s’en avise et fait une courte grimace, comme s’il voulait dire tu n’as rien à faire là, dans une saynette de bon voisinage, vas-t-en, je te connais bien, vas-t-en…Mais il s’éloigne sans insister.
Je bois mon premier café sur la place, très heureux, journaux, joie de vivre, bonheur romain, marché, bistrots, scènes de commerce, de palabre et de vista, ma collection de triporteurs très embellie. De temps en temps, je vois passer la jeune Noire devant ma terrasse, pareille, muette pareil, raidie pareil, occupée à rien mais à marcher ; je me dis que ça ne va jamais cesser, son mouvement de bas en haut du Campo, sa mécanique têtue. Une petite vendeuse se dirige vers mon café, grosse, vêtue de blanc, gros pull et tablier, très souriante ; elle salue déjà la serveuse. A cet instant ma cinoque l’aborde et porte deux doigts à ses lèvres (cigarette) en silence. Refus agacé de la maraîchère. Je comprends que cette misérable cinoque est familière de la Place de Fiori et de ses marchands, ces commerçants savent qui c’est et ne la considèrent que très vite, sans s’attarder. Et quand je la vois reprendre son poste aux frontières de la rue des Cappelari, je comprends autre chose : elle s’en tient aux confins de la place et n’en sort pas, pas plus loin, sans sortir, elle a peur et reste aux frontières de son pauvre pays.