Jeudi 20 octobre 2011, quartier Port Royal à Paris, dans les six heures et demi. J’attends le bus 38 sous la statue du maréchal Ney, près de La closerie des lilas, tout en haut du boulevard Saint Michel. Je suis épuisé par trois jours de marche incessante dans Paris et me demande encore si je vais rejoindre l’ami Philippe vers Alésia comme il m’a dit, vraiment fatigué, envie de m’asseoir, de rentrer, quand j’aperçois un drôle d’attelage qui vient du jardin du Luxembourg, tout proche. C’est composé d’une poussette et d’un type à l’allure rapide ; sur la poussette est installée une construction imposante et compliquée dont je ne comprends ni l’usage ni le sens général. Mais je vois bien que l’ensemble est très cinoque, à la fois fragile et très construit, bariolé. Je néglige mon bus qui se pointe à ce moment précis et cherche à dégager mon téléphone photographique pour prendre en note l’objet à roulettes ; je m’affole et peine à extirper l’appareil de ma poche, et à l’allumer encore plus. Tant et si bien que l’attelage mystérieux est passé dans mon dos et qu’il file à travers le carrefour ; mais j’ai eu le temps de reconnaître un des trucs qui le composent : des pare-battage, ces gros boudins de caoutchouc qui protègent les bateaux quand ils manoeuvrent ; c’est un navigateur, un marin fou et me voilà plus excité encore ; ça rajoute à l’affaire et je n’arrive à rien : le navire est déjà sur le terre plein central du boulevard Montparnasse. Très alerte et vif, courageux face aux bagnoles, il a pris trop d’avance pour que ma photographie vaille quoi que ce soit ; je lui cours après ; je l’appelle ; il s’arrête. Nous sommes devant le café Le Bullier, côté Observatoire et je demande si je peux prendre cette image, lui et son charriot : “non mon bateau tout seul, si vous voulez, c’est lui qui vaut le coup, non ?” Et il m’explique, très souriant : “c’est fait avec de vieilles chemises. Et du bambou et des figurines (je reconnais en effet Titi-le-canari ainsi que de nombreux bonhommes Paymobil). Et il navigue sur le grand bassin du Luxembourg…” Mon marin est calme, très assuré, souriant et gentil, bonnet chaud ajusté, anorak, vieilles chaussures, soixante ans. Il reprend : ” je vais vous dire quand je suis au Luxembourg (geste de tirer un agenda d’une poche intérieure.) Ah vous repartez demain, c’est dommage… faut le voir naviguer, il est beau non ? J’ai commencé par là, la structure de bambou, il y longtemps et puis ça et ça” en montrant les voiles prises dans un système très bricolé et enchevêtré. Je remarque que le bateau est très propre, et bien entretenu. La conversation se passe si bien, si agréable et amusante que je me demande, après que mon navigateur a repris sa course, s’il est aussi cinoque que ça, sans doute non, un doux dingue, voilà tout que je range dans cette très belle famille des cinglés à roulettes, vélo, mobylettes (croisée pour l’occasion de celle des marins-sur-terre. Il y a pas loin de chez nous un type qui construit une galère de contre-plaqué dans son jardin, pas piquée des hannetons. Vous montrerai.) qui, peut être à cause de ces appareillages sympathiques, paraissent moins cinglés que les autres.